Homélie du 6 avril 2007 - Vendredi Saint
fr. Emmanuel Perrier

Nous allons maintenant écouter la Passion. Non pas seulement entendre, mais aussi écouter. Non pas seulement ouvrir nos oreilles, mais aussi notre cœur. Les paroles que nous entendrons sont destinées à tomber une à une dans ce puits de notre âme, une à une comme des gouttes de lave brûlante. Car dans la Passion Dieu nous parle dans une chair, il nous enseigne dans des blessures et des crachats, dans des invectives et des plaies. Dans la Passion, la chair du Christ, le Verbe de Dieu, sera la voix de Dieu. S’il s’agissait seulement d’entendre, nous serions assis en sirotant un apéritif. Mais nous allons écouter, et nous resterons debout. S’il s’agissait seulement d’entendre, nous aurions bien mangé, pour avoir l’oreille disponible. Mais nous avons jeûné, nos oreilles bourdonnent, et notre cœur est creusé par la faim. Nous aurions pu choisir une meilleure heure, mais c’est le soir, et nous sommes fourbus, fatigués, irritables. Nous aurions pu… Mais vous avez compris frères et sœurs, ce que je veux dire: nous ne sommes pas des assistants de la Passion, qui n’en veulent rien manquer. Nous sommes des participants de la Passion, qui suivent leur Seigneur comme ils peuvent. De pauvres brebis derrière leur bon Berger. Si nous sommes ici, c’est que nous voulons vivre la Passion avec notre Seigneur. Car si ses souffrances et sa mort ne deviennent pas nos souffrances et notre mort, sa vie ne pourra devenir notre vie. Je dis «nous», mais ce pluriel est encore trop commun, trop abstrait. Ce «nous», c’est «moi», c’est «toi». Et dans ce «moi», et dans ce «toi», je désire, tu désires, que tous les «moi» de la Terre entière soient contenus. Je désire ouvrir mon cœur aux détresses des autres cœurs afin, qu’eux aussi, reçoivent la vie.

Mon cœur est lourd des souffrances de ceux que j’aime, particulièrement des souffrances d’un ami qui s’approche de la mort en ce moment, entouré de sa famille. Mon cœur est lourd des persécutions des chrétiens en terre d’Islam, de Somalie, d’Indonésie, de Chine ou du Vietnam. Mon cœur est lourd des affrontements de la Terre Sainte, de ces visages affamés et hagards des enfants, des femmes et des hommes plongés dans la violence des quartiers pauvres de Port-au-Prince. Mon cœur est lourd de l’indifférence rassasiée des millions de téléspectateurs français qui s’abrutissent en ce moment même devant la «Roue de la fortune» sans avoir idée que le Christ est leur Salut. Mon cœur est lourd de toute cette conspiration du péché, qui se déchaîne dans l’esclavage et l’idolâtrie, qui se nourrit de haine, d’injustice d’orgueil, et d’égoïsme, de tous ces démons ricaneurs et difformes que j’accueille si familièrement dans ma vie. Mon cœur est lourd… Le vôtre, le tien ne l’est-il pas aussi?

Malgré tous les efforts de notre monde pour se convaincre du contraire, la Croix est dressée en son centre, son bois est enraciné dans les fibres douloureuses de l’humanité. Et plus l’humanité s’éloigne de la Croix, plus la Croix devient actuelle. La Croix n’a en elle rien de passé, parce que le péché, la souffrance et la mort n’appartiennent pas au passé.

Voilà pourquoi nous allons écouter la chair du Christ nous enseigner dans sa Passion. L’actualité du péché, de la souffrance et de la mort provoque notre écoute. Car nous venons chercher la réponse de Dieu. Plus encore, nous voulons suivre le Christ lorsqu’il inscrit dans sa chair toute la peine et toute la faute du monde. Nous voulons voir la mort tenter de se saisir du Vivant, et nous allons la voir se déchaîner sur le Vivant. Et sa victoire apparente sera sa perte. Car la mort l’emporte sur celui qui a la vie, et qui la perd, mais elle est terrassée par celui qui est la Vie, et qui la donne. Face à la haine il apporte la douceur, face au péché, il apporte l’innocence, face à la mort il apporte la paix de Dieu. Quand Dieu enseigne, il ne se contente pas de paroles en l’air, mais il réalise ce qu’il dit. Quand Dieu vient détruire la peine et le péché du monde, il vient renouveler le monde dans sa grâce, il vient recréer celui qui croit en lui. Chacune des paroles de la Passion est une révélation: dans chaque geste et chaque expression de la Passion, le Christ inscrit dans sa chair le péché et la mort pour les détruire. C’est pourquoi je veux vivre cette Passion avec toi, Seigneur. Je suis ce disciple qui trahit, je suis ces grands prêtres hypocrites, je suis cette foule vociférante, je suis cette épine plantée dans ton front, je suis fouet qui te déchire, je suis ce chemin caillouteux sur lequel tu tombes, je suis ce clou fiché dans ta main, je suis cet écriteau ironique et pourtant véridique, je suis ces passants qui détournent la tête, je suis ce vinaigre pour ta soif, je suis cette mère qui te pleure, mais aussi celui que tu aimes et qui se tient à ses côtés, je suis à la fois ce larron qui te confesse et ce larron qui te rejette, je suis cette lance dans ton cœur. Et dans tout ceci, parce que je suis en contact avec ta chair vivifiante, j’en ai la foi, tu me donneras ta vie.