Homélie du 26 octobre 2008 - 30e DO
fr. Augustin Laffay

Dimanche dernier déjà, les interlocuteurs pharisiens de Jésus lui tendaient un piège pour le prendre en défaut. Il s’agissait d’arbitrer entre Dieu et César. Aujourd’hui, le piège porte sur les commandements de la Loi: les maîtres, les rabbis de l’époque avaient coutume de centrer leur enseignement sur un commandement fondamental, dont toutes les prescriptions de la Loi procéderaient. Alors, quel est le plus grand, l’amour de Dieu ou l’amour du prochain? C’est que les pharisiens sont scandalisés par le fait que Jésus aille volontiers chez des pécheurs: il va chez des publicains, il se laisse oindre par une femme publique? Si bien que si Jésus répond que c’est l’amour du prochain, il contredit ouvertement le précepte du Deutéronome; et s’il répond que c’est l’amour de Dieu, on lui demandera pourquoi il passe son temps avec des pécheurs.

Jésus déjoue le piège en répondant que si le commandement de l’amour de Dieu est le plus grand et le premier, celui de l’amour du prochain, tout en étant second, lui est semblable. Ce qui signifie que lui, Jésus, ne se soustrait pas au premier commandement en s’occupant des pécheurs en tout genre qu’il rencontre. Cette réponse de Jésus, nous la connaissons et la comprenons logiquement. Mais en prenons-nous toute la mesure? Toute personne, vous ou moi, est liée à Dieu, mais également, indissociablement, au prochain. Parce que nous sommes des modernes, nous sommes tous spontanément individualistes. Et parce que nous essayons d’être de bons chrétiens, nous pensons que notre lien à Dieu est la chose la plus importante qui soit; de fait, nous considérons souvent en pratique que le lien au prochain est second ou même secondaire. Eh bien, je crois que Jésus nous invite à corriger notre regard sur nous-même, à découvrir que le lien à Dieu et le lien au prochain sont, comme il dit, semblables, que si nous ne gardons que l’un des deux termes, ou que nous ne les mettons pas au même niveau, nous sommes dans l’erreur.

Les conséquences pratiques sont grandes. Jésus nous invite à rapporter l’amour de Dieu à l’amour du prochain, il nous fait comprendre que l’amour du prochain est en quelque sorte l’image, la mesure de l’amour que nous avons pour Dieu. C’est bien ce qu’il nous enseigne le soir de la Cène: «Voici quel est mon commandement: vous aimer les uns les autres comme je vous ai aimés» (Jn 15, 12). Et saint Jean, après lui, nous dira: «Celui qui dit: j’aime Dieu, et qui n’aime pas son frère, est un menteur» (1 Jn 4, 20). L’amour de Dieu, nous savons bien que nous ne pouvons pas le mesurer. Mais l’amour du prochain, nous pouvons un peu mieux l’évaluer. Ce n’est pas d’abord les œuvres que nous accomplissons pour lui. C’est l’amour que nous lui portons qui compte, et qui donne son sens aux œuvres. Et il y a bien des façons de faire du bien sans aimer: par pitié, pour se rassurer, en apaisant sa conscience, par simple justice. La charité envers le prochain, ce n’est pas d’abord accomplir des œuvres, c’est d’abord le regarder comme Dieu le regarde, comme Dieu me regarde, c’est-à-dire comme un pauvre homme qui a besoin d’être sauvé.

Jésus a mis l’accent sur ce point parce que, dans le contexte religieux du judaïsme dans lequel il vivait, le risque premier était de croire être en règle avec Dieu, de croire qu’on l’aime de tout son cœur, en oubliant son prochain. Mais la parole de Jésus peut aussi être lue dans l’autre sens, en rapportant l’amour du prochain à l’amour que nous avons pour Dieu. Et cela vaut peut-être particulièrement pour notre temps. Il est illusoire de s’imaginer aimer vraiment le prochain si l’on ne cherche pas à aimer Dieu. En paraphrasant saint Jean, nous pourrions dire: «Celui qui dit: j’aime le prochain, et qui n’aime pas Dieu est un menteur». L’amour du prochain, pour être véritable, demande d’être enraciné dans la source de tout amour, en Dieu lui-même.

Il y a aujourd’hui un appétit réel pour l’action humanitaire qui a sa grandeur, mais qui relève souvent d’un humanisme déchristianisé. Antoine de Saint-Exupéry écrit dans l’un de ses livres: «Ma civilisation, héritant de Dieu, a fait les hommes frères en l’Homme… Ma civilisation, héritière de Dieu, a fait chacun responsable de tous les hommes, et tous les hommes responsables de chacun… Il s’agit du respect de l’Homme au travers de l’individu» (Pilote de guerre, XXVI). Je ne crois pas que l’on puisse fonder un véritable amour du prochain au nom de l’Homme, et encore moins une civilisation. Il ne s’agit pas de dire que les actes innombrables de bonté véritable n’ont pas leur prix; il s’agit d’entendre le Christ nous dire qu’ils n’atteignent leur pleine valeur que rapportés à l’amour que l’on a pour Dieu. Il ne s’agit pas «du respect de l’Homme au travers de l’individu», il s’agit du respect de Dieu au travers de cet homme qu’est mon prochain.

Dieu est amour, nous dit saint Jean, et Dieu fait homme, Jésus-Christ, vient nous révéler le double commandement de l’amour. Est-ce si étonnant? Qui a réuni en sa propre personne Dieu et le prochain? En Jésus, Dieu se fait prochain pour qu’en aimant le prochain, nous aimions Dieu lui-même: «Ce que vous avez fait à l’un de ses petits qui sont les miens, c’est à moi que vous l’avez fait» (Mt 25, 40).