Homélie du 25 février 2009 - Mercredi des Cendres
fr. Renaud Silly

Après avoir terminé son discours, Jésus sentit qu’un frémissement était perceptible dans la foule qui l’écoutait. Les participants avaient spontanément formé des petits groupes de partage, où déjà les discussions s’animaient. Jésus prit le parti d’aller écouter ce qui se disait; voilà quel fut le résultat de son enquête:

Dans le premier groupe, on lui dit: ‘Maître, tu as bien parlé! En effet, ma prière est routinière et mécanique; aussi je ne participerai plus aux assemblées dans les églises, et ma pratique se limitera désormais à un culte totalement spirituel dans le secret de ma cellule. Que me sert en effet d’avoir des gens qui prient autour de moi?’

Jésus éberlué par cette remarque passa au deuxième groupe où on lui dit: ‘Maître, tes paroles sont plus claires que l’eau qui coule de la roche! Mes jeûnes sont ennuyeux et rébarbatifs; aussi j’ai pris le parti de ne plus jeûner car cela couvre de mauvaises intentions; je commencerai donc dès ce soir à ne plus me priver et à faire de grands festins’.

Au comble de la consternation, Jésus passa dans le troisième groupe, où voici ce qu’on lui dit: ‘Seigneur, j’ai tout compris à ce que tu voulais nous dire! Les motifs de mes aumônes sont égoïstes et intéressés; mon cœur est tout pétri de mauvaises intentions quand je donne de l’argent; aussi je cesse de faire l’aumône, car ce que j’ai donné jusqu’à présent n’a pas accru la bonté de mon cœur’.

L’enseignement moral de l’évangile se prête à bien des malentendus. C’est que la morale de l’Évangile est une ligne de crête, un passage étroit entre deux abîmes. Ce n’est pas un juste milieu – formule fausse qui dans l’usage désigne souvent un équilibre instable entre diverses sortes de compromissions – mais une milieu juste.

Ainsi par exemple la morale de l’Évangile n’est pas d’abord une affaire de commandements. Un de nos frères raconte qu’il visitait un jour une communauté chrétienne en république tchèque. Une mère lui demanda comment transmettre l’enseignement moral de l’Église à ses enfants, qui semblaient aussi peu résistants à la question que ceux d’Europe occidentale. Le frère se précipita vers le tableau noir, et dessina un petit carré dans un coin: ‘dans ce carré, il y a les commandements; est-ce cela qui concerne la morale? – bien sûr s’écria tout le monde! Et il reprit: ‘Non, Dieu ne s’intéresse pas beaucoup aux commandements’; puis il dessina un autre carré qui couvrait tout l’espace restant: ‘cela, c’est la liberté; c’est cela qui intéresse Dieu; votre tâche est d’apprendre à vos enfants à être libres; c’est cela l’enseignement de l’Évangile’. C’est précisément l’enseignement que nous venons d’entendre de la part de Jésus. Le jeûne n’est pas d’abord un précepte, c’est une manière de tempérer notre rapport à la nourriture pour ne tomber ni dans la goinfrerie, ni dans l’anorexie; la prière vise à ajuster notre rapport à Dieu sans que nous tombions ni dans l’irréligion, ni dans la bigoterie; l’aumône enfin n’est pas un commandement, elle vise plutôt à tempérer notre rapport à l’argent sans céder aux vices contraires de l’avarice ou de la prodigalité.

Voici donc à quoi sert un carême; non pas à rajouter de nouveaux fardeaux qui nous rendrait la vie chrétienne encore plus difficile à mener, mais à développer en nous la vertu. L’épître nous disait ‘voici maintenant le temps favorable! Voici le jour du salut‘; depuis longtemps on applique cette exclamation au temps du carême, mais sous la plume de saint Paul c’est toute la vie! Faire de toute sa vie un carême; cette perspective sera un cauchemar pour eux qui n’y verront qu’un temps de privation et d’austérité; au contraire ce sera un paradis si c’est pour nous le temps de la vertu.

Devant le meilleur enseignement, il existe un risque de mal le comprendre. Mais parfois les malentendus peuvent être fructueux; en voici un exemple: un prêtre déjà âgé raconte que dans son enfance il faisait la prière du soir en famille, guidée par sa grand-mère. Ce prêtre raconte que, vers le milieu de sa prière, il disait, lui semblait-il comme les autres: ‘j’ai mis cent sous, le poids de mes péchés‘; cent sous, l’équivalent de cinq francs, me semblait cher payé pour mes péchés du jour! Puisque ma mère me donnait seulement une piécette de quelques sous pour la quête du dimanche!’ Bien des années après, ce prêtre découvrit la prière telle qu’elle figurait réellement au dos d’une image pieuse: ‘gémissant sous le poids de mes péchés‘! cette formule un peu conventionnelle était devenu une phrase qui avait pris pour lui un grand sens, par la grâce d’un calembour.

Voici enfin un dernier jeu de mots: Jésus a dit à saint Pierre et à saint André: ‘jetez vos filets et pêchez‘; mais il aurait pu dire aussi: ‘jetez vos péchés et filez‘; tu ne retrouveras le chemin de la vertu que si tu confesses humblement ce qui s’y oppose; c’est maintenant le temps favorable! C’est maintenant le jour du salut! Déleste-toi de ce qui nuit à la juste estime que tu dois avoir de toi-même. C’est ainsi que tu seras fidèle au temps du Carême.