Homélie du 20 mars 2011 - 2e DC
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Faites-vous, faisons-nous le carême? Oui, sans doute, nous essayons de faire quelque chose de ce temps, non seulement ensemble, liturgiquement, mais aussi chacun, personnellement, par la prière, par l’aumône et par le jeûne et, plus radicalement, par une attention renouvelée à mettre en pratique l’amour de Dieu et l’amour du prochain. Nous «faisons» le carême, mais en essayant surtout de nous «laisser faire» par Dieu, façonner par lui, en écartant nos résistances et nos faux-fuyants. Nous nous sommes ainsi laissé entraîner avec Jésus au désert pour dire non à ce qui s’oppose à Dieu, au péché et à ce qui entraîne au péché. Aujourd’hui, nous quittons la steppe aride et la compagnie du diable, pour gravir la montagne du Thabor. Pierre, Jacques et Jean n’y vont pas de manière fortuite. L’Évangile note que Jésus les «prend avec lui» et les «emmène à l’écart, sur une haute montagne». Pourquoi trois plutôt qu’un? Parce qu’il fallait que leur témoignage fût crédible. Parce qu’il fallait que ce qui leur serait manifesté de Jésus ne les concernât pas seulement à titre individuel mais manifestât l’avenir de tous les disciples, de tout ce peuple de Dieu qu’est l’Église. Et à ce témoignage s’ajoute encore celui de la Loi et des Prophètes, que Jésus vient accomplir: Moïse et Élie. Jésus est le nouveau Moïse; Jésus est le retour tant attendu d’Élie. Moïse et Élie ont parlé de Lui et Lui, il a réalisé par sa grâce ce que la prophétie annonçait, ce que la Loi prescrivait. Au témoignage des trois disciples de l’alliance nouvelle et des deux hérauts de l’ancienne s’ajoute celui, décisif, ultime, de la voix qui désigne Jésus dans son identité la plus intime et la plus haute: «Celui-ci est mon Fils bien-aimé, en qui j’ai mis tout mon amour; écoutez-le!». Comment ne pas faire sienne l’exclamation de Pierre: «Seigneur, il nous est bon d’être ici»? Ici, avec le Fils, en contemplant sa gloire et même plus: en assistant à sa métamorphose, car tel est le terme même que l’on traduit par transfiguration. «Bon», cela l’est d’autant plus, que cette transformation nous montre notre propre devenir: la gloire d’un fils de Dieu. Oui, il est bon d’être au Thabor, d’y demeurer, d’y fixer sa tente et de voir et goûter comme le Seigneur est bon.

Mais n’est-ce pas un peu incongru en plein carême? Ne devrions-nous pas plutôt être occupés à quelque(s) sacrifice(s)? Alors que nous jeûnons des délices terrestres, n’y a-t-il pas quelque gourmandise spirituelle à savourer ainsi cette présence? Ne conviendrait-il pas plutôt de célébrer cet événement au cœur du temps pascal, dans la splendeur de la résurrection? Une petite réforme de la réforme pourrait mettre cela au point. Et d’ailleurs, cela ne fait-il pas double emploi avec la solennité du 6 août, pleinement dédiée à ce mystère de la transfiguration… Bref, ne sommes-nous pas en plein anachronisme?

Pour répondre à cette objection, il suffit d’ouvrir notre Bible, de noter que l’évangéliste Matthieu relate cet événement peu après la première annonce de la Passion, au début de ce grand mouvement qui culminera à une autre montagne: le Golgotha. Parmi bien d’autres Pères, saint Léon remarque: «Par cette transfiguration Jésus voulait avant tout prémunir ses disciples contre le scandale de la croix et, en leur révélant toute la splendeur de sa dignité cachée, empêcher que les abaissements de sa Passion volontaire ne bouleversent leur foi». Nous ne sommes donc pas dans le futur simple: tu verras la gloire du Fils, mais dans le futur antérieur: tu auras vu la gloire du Fils, et ce futur antérieur est là pour soutenir le disciple lorsque ce Fils bien-aimé sera non plus transfiguré mais défiguré, comme un serviteur souffrant et supplicié en croix, dont on détourne le regard. Oui, il fallait bien qu’ils soient trois sur cette montagne, pour qu’il en restât au moins un, Jean, au pied de la Croix. Même cette transfiguration n’aura pas suffi pour éviter à l’un d’eux, Pierre, de renier son Maître: «je ne le connais pas», à moins, peut-être, qu’elle ne l’ait ensuite aidé à pleurer sa trahison et à revenir, jusqu’au martyre, à la fidélité. Oui, ce mystère lumineux de la transfiguration n’est pas de trop pour soutenir la montée vers le mystère douloureux de la Croix. Oui, il est une miséricorde envers la faiblesse de nos doutes, de nos troubles, de nos lâchetés. Nous ne resterons pas au Thabor.

Golgotha nous fait signe, porte étroite pour la joie du mystère glorieux de Pâques. Il nous est bon Seigneur d’être ici, avec toi, en tous tes mystères: joyeux, lumineux, douloureux, glorieux. Que serions-nous sans toi? «Tu as les paroles de la vie éternelle».