Homélie du 22 mai 2011 - 5e DP
fr. François Daguet

Il y a, au début de l’évangile de ce jour, une brève parole de Jésus à laquelle, d’ordinaire, on ne prête guère attention : « Vous croyez en Dieu, croyez aussi en moi », dit-il aux apôtres réunis autour de lui pour la Cène. Se peut-il que l’on croie en Dieu sans croire en Jésus-Christ ? Bien sûr, direz-vous, il en va ainsi de tous les croyants qui ne sont pas chrétiens, et ils sont fort nombreux. Oui, mais Jésus s’adresse à ses apôtres, c’est-à-dire à nous, et il laisse entendre que l’on peut croire en Dieu sans vraiment croire en lui. De fait, n’est-ce pas l’expérience fréquente que l’on fait lorsqu’on accueille des parents qui viennent demander le baptême pour leur enfant, ou encore des fiancés qui souhaitent se marier chrétiennement. Bien souvent on entend les demandeurs dire « qu’ils croient en Dieu », « que c’est important », et il n’y aucune raison de mettre en doute ces convictions. Mais quand on essaye d’aller un peu plus loin, et de voir si Jésus-le-Christ a une place dans cette croyance, on se rend souvent compte qu’on entraîne les demandeurs sur un chemin inexploré.

C’est une vraie question que le Christ nous pose. Sommes-nous de simples croyants en Dieu comme tous les adeptes des religions monothéistes, qui sont bien plus que trois, comme chacun sait ? Ce n’est déjà pas si mal. Ou bien sommes-nous des chrétiens, qui confessent le Christ comme le Fils de Dieu venu dans la chair pour nous sauver ? Si nous sommes chrétiens, nous ne sommes pas de simples monothéistes, nous sommes des monothéistes trinitaires. Qu’est-ce donc qu’être chrétien ? L’échange que Jésus a avec deux de ses apôtres nous aide, me semble-t-il, à mieux comprendre ce que veut dire croire en Jésus-Christ. Délicatement, comme il fait d’ordinaire, il va montrer à ses interlocuteurs qu’ils ne le connaissent pas vraiment, et donc qu’ils ne croient pas vraiment en lui. Saint Augustin insiste souvent sur le lien entre foi et connaissance : crois, et tu connaîtras. Si tu ne connais pas, c’est que tu ne crois pas vraiment.

Jésus révèle donc à ses apôtres qu’il va vers le Père, qu’il reviendra, et leur dit : « Du lieu où je vais, vous connaissez le chemin ». Il y a deux éléments : le terme et le chemin pour y parvenir, le Père et le moyen d’aller à lui. Car le terme, la vie éternelle, c’est bien pour nous le Père : « La vie éternelle, c’est qu’il te connaisse, toi le seul vrai Dieu, et celui que tu as envoyé, Jésus-Christ » (Jn 17, 3). C’est sur ces deux éléments que les objections vont jaillir de la bouche des apôtres. Celle de Philippe, qui porte principalement sur le terme : « montre-nous le Père, et cela nous suffit », et celle de Thomas qui se rapporte surtout au chemin : « nous ne savons même pas où tu vas, comment connaîtrions-nous le chemin ? » Ils ne connaissent ni le Père, ni le moyen d’aller à lui. Et Jésus leur fait comprendre qu’il est, lui, la réponse à chacune de leur question : « qui me voit, voit le Père », « Je suis le chemin ». « Voilà si longtemps que je suis avec vous, et tu ne me connais pas ? » Ils ont vécu trois ans avec Jésus, écouté ses enseignements, été témoins de tous ses faits et gestes, et ils ne le connaissent pas, c’est-à-dire qu’ils ne l’ont pas reconnu comme le Fils de Dieu et l’égal du Père, et comme celui qui va les faire entrer dans cette relation au Père, dans cette filiation divine. Et ainsi, ne le connaissant pas, ils ne croient pas vraiment en lui.

Comme c’est étonnant ! Jésus est à la fois celui qui est le chemin, et celui qui nous fait vivre du terme, déjà présent. A vue humaine, on est en chemin ou bien déjà arrivé au terme de la route. Avec le Christ, il en va autrement : il est chemin, et il est présence mystérieuse du terme, il est présence du Père. Si l’on y prête un peu attention, il y a des passages de l’Évangile qui illustrent cela de façon concrète. Ainsi dans l’Évangile de Jean (Jn 6, 16-21). C’est après la multiplication des pains. Les disciples repartent seuls en barque vers Capharnaüm et la tempête se lève en pleine nuit. Alors Jésus s’approche en marchant sur la mer, et dès qu’il les a rejoints, nous dit Jean, « la barque aussitôt toucha terre au lieu où ils se rendaient ». Il les rejoint sur leur route et voilà qu’ils sont au but. Et nous avons lu quelque chose de semblable avec ceux qu’on appelle les pèlerins d’Emmaüs rencontrés il y a deux semaines (Lc 24, 13-35). Ils sont en chemin, Jésus les rejoint, et « ils le reconnurent à la fraction du pain ». Les voilà au but, et ils font demi-tour. (Voilà pourquoi, peut-être, on ignore où se trouve Emmaüs : ce vers quoi ils allaient, celui vers qui ils allaient, c’est le Christ, alors peu importe le lieu géographique de la rencontre). Voilà ce que signifie connaître Jésus, le reconnaître. Se laisser rejoindre par lui en chemin, et vivre avec lui du terme déjà présent. Voilà notre chemin de Pâques, qui n’est jamais terminé. Et c’est cela, croire en lui. C’est exactement ce que nous allons vivre maintenant, tous ensemble, en célébrant l’Eucharistie. Le Christ nous rejoint alors que nous sommes en chemin et nous fait vivre déjà de la plénitude de la vie. Puissions-nous le reconnaître aujourd’hui, à la fraction du pain. C’est à chacun de nous qu’il s’adresse aujourd’hui : « Voilà si longtemps que je suis avec toi, et tu ne me connais pas ? »