Homélie du 26 janvier 2014 - 3e DO
fr. Renaud Silly

Il est frappant, frères et sœurs, que ce temps de la manifestation de Jésus au monde inclue l’appel de ses disciples; démonstration du Christ singulier à ceux qui croient en lui, certes, mais plus encore, manifestation au monde du Christ total, tête et corps, époux et Église, chef et membres en même temps; comme une épouse parée pour ses noces, l’Église dans la personne de ses pasteurs participe à l’Épiphanie de son Seigneur. Combien cette aventure échappe à un récit de rencontre ordinaire! Ici, point de préparation. Un romancier trouverait normal de précéder un pareil récit par une évocation imagée du lac de Tibériade et de son incomparable lumière; il jugerait bon de nous décrire une précédente déception qui aurait ouvert le cœur de Pierre à quelque projet inconnu; un roman réaliste à la Zola commencerait par nous décrire l’odeur infecte du poisson pourri, les mains calleuses de Pierre déchirées par les mailles trop fines du filet, la malédiction qui pèserait sur la condition prolétaire qui aurait ouvert la voie à une fermentation mystique ou révolutionnaire.

Rien de tout cela dans le récit de la vocation chrétienne; celle-ci ne naît pas sur les ruines d’une ambition mondaine insatisfaite, sur un quelconque sentiment de frustration; elle ne naît pas non plus dans la continuité d’une activité mondaine si noble et légitime soit-elle, comme peut l’être la prospère entreprise de pêche de Pierre sur le Lac de Tibériade; combien de pêcheurs salariés cet appel a-t-il laissé sur le carreau? nous n’en saurons pas davantage. Rien que la sécheresse d’une rubrique digne d’un martyrologe «Venez à ma suite car je ferai de vous des pêcheurs d’hommes. Et aussitôt, laissant leurs filets, ils le suivirent»; Dans le récit de cet appel, rien, aucun détail, aucun sentiment. Le récit est sec et objectif, il tient en quelques mots. L’appel surgit sans donner les circonstances de la vie d’André et Pierre. Jésus a-t-il planté son regard dans le cœur de Pierre pour le transformer en cœur de chair? Nous n’en saurons rien; le sentiment de rapidité, voire d’urgence suggère plutôt que Jésus appelle sans s’arrêter, en passant, tambour battant. Quand Jésus appelle, il nous oblige à le suivre, sans s’arrêter à la situation ou aux objections. A celui qui lui demande le temps d’aller enterrer son père, il répond: ‘oublie ce que je t’ai demandé’. Jésus ne s’attarde pas aux profondeurs de l’âme; sa pédagogie crée notre mouvement, il est l’auteur à la fois de l’appel et de la réponse, en lui nous avons à la fois la vie, la croissance et l’être. C’est en le suivant où il va que l’on apprend qui il est.

Ce que nous savons d’André et Pierre par ailleurs augmente notre surprise. Ce sont des entrepreneurs et des commerçants, ils connaissent la loi du travail où rien n’est vraiment gratuit; c’est même la garantie de la moralité d’un contrat d’ailleurs: lorsque les parties reçoivent un gain équivalent de leur engagement. Pourtant, ils n’exigent aucune garantie en contrepartie de leur engagement. La demande d’une récompense viendra plus tard. Que deviennent les filets, les poissons, la cargaison toute fraîche et prête à être portée au marché? Nous n’en savons rien. Tout cède devant la force impérieuse d’une parole aussi efficace que celle du Créateur qui dit et cela est, qui commande et cela existe. Qu’y aurait-il en effet à répondre ou moins encore à objecter? Cette parole pénètre jusque dans les jointures de l’être, elle s’immisce dans les profondeurs, mieux que la baguette d’un sourcier, elle perce un puits d’eau vive qui s’épanche, elle révèle les pensées et les aspirations secrètes que Pierre et André n’osaient même pas se dire à eux-mêmes: alors qu’ils s’étaient jusque là confiés si peu de choses, il a suffi que Jésus les accorde dans la même vocation pour qu’ils échangent un regard: chacun a compris ce que l’autre pensait. La parole du Seigneur attire donc à lui d’une manière aussi limpide que le tournesol s’oriente vers l’astre du jour. Pour attirer à lui, il lui suffit d’être ce qu’il est.

Il est très frappant que le message initial de Jésus, celui qui lui gagne les cœurs, ne se distingue pas de celui du Baptiste; sous la plume de Saint Matthieu, nous lisons: En ces jours-là arrive Jean le Baptiste, prêchant dans le désert de Judée 2 et disant:  » Convertissez-vous, car le Royaume des Cieux est tout proche « » et maintenant: convertissez-vous, car le royaume des cieux est tout proche; les formules sont rigoureusement identiques. C’est le signe que Jésus n’appelle pas d’abord en vertu de la puissance de conviction de son verbe, mais selon l’amour que l’on a de sa personne. Jésus a tant de choses nouvelles à nous dire que le monde lui-même ne pourrait les contenir, et pourtant il reprend les simples paroles de l’ascète du désert judéen. Il y a ici une leçon très profonde, qui dépasse le simple constat de l’humilité du Christ, ou encore de l’idée blasphématoire que la conscience de sa mission ne lui serait venue qu’au fil de son ministère. Bien plutôt, le Christ était déjà dans la prédication du Baptiste comme annoncé et comme latent; le Christ est patent lorsqu’il reprend l’enseignement du Baptiste. L’Épiphanie du Seigneur commence non pas lorsque la Christ se manifeste, mais lorsqu’il se fait le prophète d’une vérité qui le précède selon qu’il est homme, et qu’il est de toute éternité comme Verbe de Dieu. Cette sublime répétition n’est à que pour nous dire: Jésus comme Verbe éternel inspirait Jean-Baptiste, comme Christ incarné il manifeste la présence personnelle du Verbe illuminateur.

Bouleversantes paroles, qui ne passeront pas même quand le ciel et la terre auront disparu! Verbe qui troue la prison indéfinie du monde! Voici que le Seigneur crée du nouveau sur la terre (Jr 31,22)! Jamais personne n’a pu parler ainsi! Dans ces quelques formules, Pierre et André ont distinctement entendu: je ne suis pas un manuel de politesse, ni le symbole de certaines valeurs, ni le rempart trop humain de la morale; ceux qui vous disent que nous entrons dans un nouvel âge religieux ou au contraire non religieux vous trompent, car je Suis l’apha et l’oméga, le commencement et la fin, le premier et le dernier; la nouveauté de l’appel du Seigneur est un élan, un déplacement, presque un exil (?)