Homélie du 23 février 2014 - 7e DO
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A l’impossible nul n’est tenu. Or la perfection n’est pas de ce monde, à en croire la sagesse populaire. Comment l’Évangile peut-il dès lors nous intimer : « soyez parfaits » ? Notons tout d’abord le contexte : Jésus parle à ses disciples. Que celui qui se dit : cette parole est trop dure, comme il est arrivé à certains auditeurs de Jésus qui l’ont quitté, se pose alors cette question : est-ce que je me situe comme disciple de Jésus, comme quelqu’un qui a tout quitté pour le suivre ou est-ce que je suis en train de quitter Jésus pour ne pas risquer de suivre son chemin jusqu’au bout ? Selon la manière de se situer, les exigences de Jésus paraîtront soit comme une occasion d’éprouver notre amour soit comme un poids insupportable. Aller jusqu’au bout. C’est bien ce qu’évoque le mot grec désignant la perfection. On y trouve comme racine la fin. La perfection consiste à atteindre son point maximum, non pas dans son bien personnel mais dans le chemin vers le Père. Un oncle prêtre m’a confié un bien de famille émouvant : l’étole, le bréviaire et la custode d’un de mes grands-oncles jésuites, mort sur le champ de bataille durant la guerre de 14/18. La custode est cabossée, l’étole et le bréviaire sont troués par la balle qui l’aura fait tomber. Il n’aura sans doute pas pu aller jusqu’au bout de l’aide qu’il voulait apporter par la communion et la confession Mais il aura été jusqu’au bout de son amour de prêtre, de son honneur de religieux, de son patriotisme de soldat. Jésus ne nous demande pas de rafler une médaille d’or à des jeux olympiques spirituels. Il ne nous commande pas d’être champions. Il nous demande un dépassement. Aller jusqu’au bout, c’est dépasser la fin. Dépasser tout ce que l’on a pu apprendre : « vous avez appris… Eh bien moi, je vous dis ». L’enseignement de Jésus dépasse même la Loi ! Et cela vaut de tout savoir « car la sagesse de ce monde est folie devant Dieu ». Dépasser aussi l’attitude des publicains et des païens, même quand il s’agit d’un bien estimable comme le fait de saluer ses frères. Jésus attend plus, demande plus. Il ne fustige pas ce que font les autres ; il n’exhorte pas à les mépriser, mais il dit : vous, mes disciples, vous ne pouvez pas en rester là ; sinon, vous n’êtes pas dignes de moi ; sinon ce n’est pas la peine de vous appeler chrétiens si vous ne voulez pas être du Christ. Encore une fois, Jésus parle à quelqu’un qui a déjà fait un choix, qui est censé en avoir fait un. Il ne demande pas l’impossible ; il demande la cohérence : est disciple celui qui marche à sa suite et qui va donc de dépassement en dépassement. La perfection n’est pas d’arriver mais de ne pas s’arrêter.

Mais Jésus ne dit pas seulement « soyez parfaits » ; il ajoute « comme votre Père céleste est parfait », écho du Lévitique « soyez saint, car moi, le Seigneur votre Dieu, je suis saint ». La barre est haute. Être parfait n’apparaît déjà pas simple à hauteur de perfection humaine. Mais si en plus il s’agit de la hauteur d’une perfection divine, celle du Père ! Mais à y regarder ou plutôt à l’écouter de plus près, tant mieux. Il vaut mieux ça. Une perfection d’homme, il faut être doué pour cela. Une perfection de Dieu est tellement hors de notre pouvoir qu’on ne peut l’attendre que de lui. Donc, heureusement que c’est comme notre Père céleste qu’il s’agit d’être parfait. Pourvu qu’il s’occupe de nous le procurer, nous pouvons avoir confiance d’y parvenir, par voie d’enfance spirituelle. Il reste qu’elle n’est pas banale, cette perfection-là, qui se condense dans un dépassement de l’amour du prochain. Car c’est cela que nous dit Jésus : aimes-tu ton prochain ? Oui ? Vraiment ? Du fond du cœur ? Eh bien, ce n’est pas assez. Là vous avez atteint votre niveau de publicain et de païens. Il va bientôt falloir devenir chrétiens. Il faut dépasser l’amour du prochain, et a fortiori la bienveillance, la tolérance, le respect, la philanthropie, la solidarité, l’humanisme… Mais pourtant, dira-t-on, je croyais justement que le christianisme consistait dans une religion de l’amour du prochain ? Eh bien non. Non, non et non. Bien sûr, il dit qu’il faut aimer son prochain comme soi-même. Mais il dit plus. Il dit qu’il faut plus. La note distinctive du disciple de Jésus, c’est l’amour, oui, mais l’amour des ennemis. Vous aimez l’autre ? Très bien. Mais cela ne prouve pas que vous êtes chrétien. Aimez-vous vos ennemis ? Là est la question, là est l’épreuve, là est la minute de vérité. Dans le bourbier de l’histoire des hommes, on a vu des frères s’entre-tuer et des ennemis fraterniser sur un champ de bataille, le cours des choses s’inverser : les beaux fruits se gâter et le mal fleurir en beauté. La perfection, c’est le dépassement mais le dépassement, c’est aussi le paradoxe de l’inversion : grandir par l’humilité, punir par le pardon, « devenir fou pour devenir sage ». La perfection n’est pas de ce monde, soit. Mais elle est bien dans ce monde, car la volonté de Dieu se fait sur la terre comme au ciel et elle est que nous soyons parfaits comme notre Père céleste est parfait, dans la générosité gratuite de l’amour pardonnant.