Homélie du 26 août 2018 - 21e Dimanche du T.O.

À qui irions-nous, Seigneur?

par

fr. François Daguet

Cette page de l’Évangile est le grand réconfort des prédicateurs : Jésus aussi a connu des échecs, il n’a pas été entendu, ses auditeurs ont préféré s’en aller. La raison est simple à saisir : ce que dit Jésus est irrecevable. Par trois fois au moins, il vient de dire qu’il fallait manger sa chair et boire son sang pour avoir la vie éternelle. Pour ceux qui l’écoutent, et même pour ses plus proches, ces paroles sont insensées, ineptes. On est presque étonné qu’ici-même personne ne soit sorti scandalisé. Sans doute vous a-t-on expliqué ces deux derniers dimanches ce discours du pain de vie qui annonce ce que Jésus réalise et institue à la Cène : il fait de son corps livré et de son sang versé la nourriture par laquelle nous demeurons en lui et lui en nous, par laquelle nous ne formons avec lui qu’un seul corps : celui du Christ tout entier, tête et membres, le Christ total, comme le résume si bien saint Augustin.

Mais arrêtons-nous quelques instants au scandale des paroles de Jésus. N’imaginons pas trop vite que nous les comprenons. Il est clair que les apôtres eux-mêmes n’ont pas compris, sur le coup, ce que leur disait Jésus. Pierre ne lui dit pas : nous avons tout compris ; il lui dit : à qui irions-nous, si nous te quittions ? Plus tard, Pierre comprendra un peu mieux. Mais dans l’immédiat, il pose un acte de foi dans la personne de Jésus : tu es le saint, le saint de Dieu. Il me semble que nous aussi, nous sommes dans la même situation que celle des apôtres. Bien sûr, 2000 ans de vie de l’Église ont éclairé quelque peu les paroles du Christ. Mais cela ne supprime pas la profondeur du mystère de notre union au Christ et les uns avec les autres. Si nous voyions de nos yeux ce qui se réalise lorsque nous communions, nous serions effarés, foudroyés par la puissance de l’œuvre divine. Le Christ en nous et nous dans le Christ ! Il ne faut pas masquer notre étonnement, notre stupeur, face à l’œuvre divine, comme autrefois la Vierge à l’écoute de la parole de l’ange lui annonçant l’Incarnation. Croyez-vous qu’elle ait tout compris sur le coup ? Sûrement pas, mais elle a adhéré dans la foi à ce qui lui était annoncé : qu’il me soit fait selon ta parole. Comme Pierre à Capharnaüm : tu es le saint, le saint de Dieu. Comme nous, lorsque nous répondons au prêtre qui nous tend l’hostie ou le calice : Amen. C’est un acte de foi : oui je crois, bien au-delà de ce que je comprends.

Ne pensons pas que ce scandale de la prédication de Jésus ait cessé. D’abord, les paroles même de l’Évangile continuent de nous heurter : malheur à vous, les riches, celui qui n’a rien se verra enlever même ce qu’il a, vends tous tes biens et suis-moi, celui qui veut me suivre, qu’il renonce à lui-même… De surcroît, le Christ continue de nous enseigner par son corps qui est l’Église. Et les paroles de l’Église choquent aujourd’hui, comme hier celles de Jésus. Il ne faut pas s’en offusquer, c’est même une réaction normale. On le voit bien aujourd’hui, comme à toute époque. Que de paroles scandaleuses, et même pour des oreilles chrétiennes ! Affirmer que le Christ est l’unique sauveur du monde, qu’il n’y a pas de salut sans l’Église, que le christianisme est l’unique vraie religion, comme l’affirme le Concile Vatican II, quelle arrogance de la part de l’Église ! Et il en va de même en matière de morale : affirmer calmement que supprimer un enfant à naître est un meurtre, que le secours apporté à d’autres vies ne saurait justifier que l’on fasse des embryons humains des ressources que l’on peut manipuler à dessein, que la vie est sacrée quel que soit l’état de la personne, que l’homosexualité ne peut être un bien pour la personne, et la contraception non plus… On s’écrie, comme hier : elles sont dures, ces paroles, qui peut les entendre ? Et beaucoup s’en vont… C’est justement parce que l’Église est le corps du Christ, que le Christ parle par elle, que ces paroles scandalisent. L’abbé Journet disait finement que refuser quelque chose de l’Église – nous parlons de son enseignement en matière de foi et de mœurs — c’est toujours refuser quelque chose de Jésus. N’en doutez pas, les refus que l’Église enregistre aujourd’hui sont la continuation de ceux que le Christ a connus hier.

Il y a un dernier enseignement qu’il nous faut tirer de ce passage dramatique. C’est que Jésus n’a pas craint de proférer des paroles qui heurtent ou scandalisent, parce qu’elles disent le mystère qu’il veut nous faire connaître et nous faire vivre. Il n’a pas hésité à choquer, il n’a pas cherché à plaire à tous. Il n’a pas cherché à déplaire, mais seulement à dire ce qu’il voulait nous faire connaître. Ce courage dans l’expression, il doit aussi s’attacher aux paroles de l’Église, et donc des hommes d’Église et de tous les chrétiens qui ont vocation à témoigner des vérités de la foi. Il est une tendance aujourd’hui très répandue qui voudrait qu’un responsable doit chercher à ne jamais déplaire. Ne déplaire à personne est un gage assuré pour une carrière réussie. Cette tendance risque fort d’affecter la parole même des chrétiens, non seulement dans leur adresse au monde, mais encore au sein des communautés ecclésiales. Pour certains, le chrétien doit être l’ami de tous, mais c’est là un détournement de l’Évangile. Le Christ n’a pas eu que des amis, et ses ennemis l’ont mis à mort. Il nous dit d’aimer nos ennemis, ce qui suppose que l’on ose reconnaître qu’on a des ennemis. La parole des chrétiens — et spécialement celle des clercs dans l’Église, de ceux que Maritain nommait le personnel de l’Église — doit être courageuse ; elle doit oser dire ce qu’ils croient vrai, dussent-ils déplaire, et peut-être à beaucoup, et peut-être au prix de belles carrières, même ecclésiastiques.

L’enjeu, nous le savons bien, est d’être serviteur de la vérité, en demeurant toujours dans la charité. On ne saurait honorer la charité au prix de la vérité, comme on ne peut honorer la vérité au prix de la charité. L’un sans l’autre, disait Edith Stein, n’est qu’un mensonge destructeur.

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