Homélie du 14 mars 2004 - 3e DC

«Et moi je vous procurerai le repos»

par

fr. Serge-Thomas Bonino

Évangile de la samaritaine: Bonne Nouvelle de Jésus-Christ pour tous les fatigués. Je ne parle pas ici bien sûr de la bonne et saine fatigue du bûcheron qui vient d’abattre sa parcelle forestière. Non, je parle de la fatigue mauvaise et malsaine. De cette fatigue de la sixième heure qui mine de l’intérieur les déçus de la vie. De cette fatigue qui, à l’heure de midi, terrasse ceux qui s’aperçoivent qu’ils ont fait fausse route: ils ne savent plus très bien ni où ils en sont ni ce qu’ils peuvent encore espérer. C’est la fatigue du fils prodigue qui, dans l’insouciance de ses vingt ans, est parti croquer ce qu’il croyait être la vie et qui broie du noir sous l’œil goguenard de ses cochons. Mais c’est aussi la fatigue du fils aîné, du juif pieux, de celui qui depuis son jeune âge «peine et ploie sous le poids du fardeau» (Mt 11, 28) de la Loi, mais qui s’y épuise en vain parce qu’il n’a pas encore compris que le salut n’est pas l’affaire « de l’homme qui veut ou qui court, mais de Dieu qui fait miséricorde» (Rm 9, 16). Parce qu’il s’imagine qu’à force d’observances et de pratiques religieuses il pourra enfin obtenir de Dieu un signe de reconnaissance, un brevet de perfection: Dieu miroir, mon beau miroir, dis-moi que je ne suis pas comme les reste des hommes (Lc 18, 11)! Et il se tue à cette tâche sans issue. Mais c’est surtout la fatigue de cette femme de Samarie. Dans sa fuite en avant, elle a connu échec sur échec, elle est passée dans les bras de tant d’hommes – cinq maris! -, sans jamais trouver ni l’amour ni le repos. Fatiguée et pourtant rivée à sa cruche, elle s’obstine à venir chaque jour tirer d’un puits profond une eau qui ne la désaltère pas. Pourquoi cette torpeur, cette chape de fatigue qui les écrase tous à l’heure de midi? Parce que – Parole du Seigneur: «Ils m’ont abandonné, moi la source d’eau vive, pour se creuser des citernes, citernes lézardées, qui ne tiennent pas l’eau» (Jr 2, 13).

Eh bien, à toutes ces samaritaines, à tous ces fatigués de la vie, Jésus apporte aujourd’hui une Bonne Nouvelle. Ou plutôt trois Bonnes Nouvelles:

1. La première est qu’il n’y a pas de fatalité. Que rien n’est jamais perdu, pourvu qu’à l’exemple du fils prodigue, nous acceptions de rentrer en nous-mêmes (Lc 15, 17), de faire le point, de réfléchir sur nos voies. «Ainsi parle le Seigneur Sabaot, par la voix du prophète Aggée. Réfléchissez en votre cœur au chemin que vous avez pris! Vous avez beaucoup semé mais peu engrangé; […] vous avez bu, mais pas votre saoul; vous vous êtes vêtus, mais non réchauffés.» (Aggée 1, 5-6). Et j’ajoute: vous avez lu beaucoup de livres, vous avec multiplié les expériences – affectives, professionnelles, politiques – et pourtant votre cœur est triste. Dès lors pourquoi s’obstiner dans la voie qui n’est pas bonne (Ps 36, 5)? Tirons plutôt les leçons de notre lassitude au terme de tant d’errances. N’hésitons pas à prendre un autre chemin, quitte à faire demi-tour. Levons-nous et rentrons à la maison du Père. Là est la Source de la vie. Là nous boirons l’eau qui étanche toute soif. Car Dieu crie: «Vous tous qui avez soif venez vers l’eau, même si vous n’avez pas d’argent, venez» (Is 55, 1-2). Pourquoi dépenser votre argent, votre temps, votre énergie pour ce qui ne désaltère pas? Reprenons plutôt à notre compte l’appel de la bien aimée du Cantique à son seigneur: «Dis-moi donc, toi que mon cœur aime: Où mèneras-tu paître le troupeau, où le mettras-tu au repos, à l’heure de midi? Pour que je n’erre plus en vagabonde, près des troupeaux de tes compagnons» (Ct 1, 7), c’est-à-dire à la poursuite des faux bonheurs mais pour que je m’unisse à toi, le seul qui peut combler mon désir d’infini.

2. Deuxième Bonne Nouvelle: Dieu entend cet appel. La Source elle-même vient nous rejoindre dans notre terre de soif et de fatigue. Jésus, le Bon Pasteur, a quitté par son incarnation les verts pâturages et il est descendu au désert à la recherche de la brebis égarée. Aujourd’hui, «fatigué par la marche, il se tient assis près du puits». Dans le désert de la samaritaine, il est ce rocher inespéré d’où Moïse fit jaillir l’eau vive (Ex 17). Ce rocher spirituel qui, selon saint Paul, accompagnait nos pères tout au long de leur exode (cf. 1 Co 10, 4). Bien plus, Jésus n’est pas resté sur la margelle du puits. Il y est descendu. La Source vive a été précipitée dans nos citernes lézardées. De même que le patriarche Joseph (Gn 37, 24) et le prophète Jérémie (Jr 38, 6), en butte à la haine de leurs frères, furent jetés dans une citerne, de même, aux jours de sa Passion, Jésus est descendu dans nos enfers, dans la vase du bourbier (Ps 40, 3). Et c’est là, du cœur même de sa détresse, que, de son Cœur ouvert par la lance, il a laissé jaillir l’eau et le sang. Il a donné l’Esprit qui nous rend goût à la vie, la vraie vie, celle qui ne déçoit: la vie de foi, d’espérance et de charité.

3. Non seulement la Source est venue jusqu’à nous, mais – c’est la troisième Bonne Nouvelle – elle est entrée en nous, car «l’amour de Dieu a été répandu dans nos cœurs par l’Esprit Saint qui nous a été donné» (Rm 5, 5). Oui, la Source s’est si intimement unie à nous qu’à notre tour nous devenons source. «Celui qui croit en moi, de son sein couleront des fleuves d’eau vive» (Jn 7, 38).

Ce «flot qui monte de la terre» de nos cœurs (Gn 2, 6) désormais habités par l’Esprit de Jésus coule dans trois directions. Tout d’abord, il irrigue la vie même de la Samaritaine: «Bois l’eau de ta propre citerne, recommande le sage (Pr 5, 15), l’eau jaillissante de ton propre puits». Plus besoin de courir deçà delà. C’est en elle, du dedans, que jaillit désormais la vie. Son désert intérieur a refleuri. Elle est comme un arbre verdoyant planté près du cours des eaux (Ps 1, 3).

Mais ce flot vivifiant coule aussi en direction de ses frères. Laissant là sa misérable cruche, elle court, comme Marie-Madeleine au matin de Pâques, annoncer à ses frères assoiffés que la Source est venue jusqu’à eux.

Enfin, ce flot de vie est en nous comme «une source scellée» qui irrigue «un jardin bien clos » (Ct 4, 12). Ce jardin, ce paradis, c’est-à-dire le fond de notre âme transformé par la grâce. C’est le lieu où Dieu lui même se repose et se désaltère à l’heure de midi. «Donne-moi à boire» (Jn 4, 7), demande Jésus: «J’ai soif» (Jn 19, 28). Car si le cœur de l’homme est ainsi fait qu’il se fatigue lorsqu’il s’égare loin de Dieu; s’il est ainsi fait qu’il ne trouve son repos qu’en ce Dieu qui l’a fait pour lui, le Cœur de Dieu, lui, est ainsi fait qu’il n’a de cesse avant d’avoir établi dans le cœur de l’homme le lieu de son repos. Lui en moi, moi en Lui.