Homélie du 1 avril 1999 - Jeudi Saint

« Invités aux Noces de l’Agneau »

par

fr. Henry Donneaud

        En ce grand soir, l’Église invite solennellement tous ses enfants à s’avancer vers la table du Seigneur, et à recevoir en communion son Corps et son Sang.

        Il en est pourtant au moins quatre, parmi nous qui ne vont pas communier: nos quatre catéchumènes, Nathalie, Maxime, Théodore et Romain. Pourquoi cette restriction, pourquoi cette privation?

En ce soir où nous faisons mémoire de l’Institution de l’Eucharistie, il nous est bon de nous rappeler le sens profond de l’invitation que nous fait le Seigneur à venir manger et boire à sa table.

Et ce n’est pas jouer les tristes prophètes que de constater qu’une certaine confusion règne aujourd’hui à ce sujet. N’est-il pas courant, trop courant d’entendre de tels propos:

«Je suis chrétien, mais non pratiquant; je n’éprouve pas le besoin d’aller communier chaque semaine; une fois de temps en temps me suffit; un peu mais pas trop».

Ou encore: «Je suis chrétien et lorsque je vais à la messe, j’estime normal d’aller communier, même sans m’être confessé depuis très longtemps. C’est un droit, car Jésus m’aime. En matière de péché, je m’entends directement avec lui. Et d’ailleurs, que diraient les autres si je n’allais pas communier».

Et avouons-le, il est fort désagréable, pour les prêtres, d’avoir à rappeler un certain nombre de principes qui passent pour étriqués, dépassés, mesquins, élitistes.

Et pourtant, le fait est là: nos catéchumènes, qui ne sont pas plus mauvais que d’autres, ne vont pas communier. Pourquoi? Parce que l’Eucharistie est l’Eucharistie.

        L’Eucharistie est le sacrement de l’amour par excellence: le plus beau fruit de l’amour de Dieu pour nous, et celui qui nourrit et fortifie en nous l’amour de Dieu. Mais justement, de quel amour s’agit-il?

Pour nous, hommes marqués par le péché, l’amour se mesure trop souvent au bien qui nous est fait selon nos propres vues. Telle personne m’aime si elle fait ce qui me plaît, ce qui m’est agréable, ce qui est conforme à mes désirs et mes passions, conforme à mon épanouissement tel que je l’envisage. Et c’est spontanément que nous voudrions que Dieu nous aime de cette manière. Il est mon ami, pour autant qu’il se met à mon service, au service de mes désirs et projets personnels, qu’il m’apporte mieux être et équilibre. En fait, mon désir, c’est que Dieu se transforme en moi-même.

        Et si l’Eucharistie me permet de mieux m’épanouir, pourquoi me la refuserait-il? Si mon désir me pousse à communier, qui m’en empêcherait? Dieu m’aime trop pour me refuser cette nourriture de vie.

Or ce n’est pas ainsi que Dieu nous aime. Son amour ne se mesure pas à son ardeur à faire notre volonté. L’ardeur de son amour pour nous se porte au contraire à réaliser en nous sa volonté à lui; à nous transformer non pas en nous-mêmes, mais en Lui, en l’image de son Fils, en membre de cet unique corps de son Fils qu’est l’Église.

Et tel est bien le sens profond de l’Eucharistie. Elle n’est pas nourriture diététique, destinée à fortifier nos amours ou nos volontés individuels, dans l’éparpillement et la dispersion égoïste du vieil homme. Elle est la nourriture qui fortifie notre appartenance totale à Dieu, la nourriture qui nous transforme en lui-même, qui nous assimile à lui.

        Certes, Jésus s’est fait notre serviteur. C’est pour cela qu’il se ceignit d’un tablier et se mit à laver les pieds des ses disciples (Jn 13, 4-5). C’est son amour infini qui le pousse à se mettre à notre service, jusqu’au bout (Jn 13, 1). Mais ce service, c’est notre vrai service, le service qui nous conforme non pas à nous-même, au vieil homme qui refuse de mourir, mais à l’homme nouveau, recréé à l’image du Fils unique. Jésus se met à notre service pour nous sortir véritablement de nous-même, d’abord en nous faisant renaître par le baptême, puis en nourrissant perpétuellement cette vie nouvelle par le sacrifice de son corps et de son sang.

        Car s’il est notre serviteur, il est aussi notre Seigneur et notre maître: Vous m’appelez maître et Seigneur, et vous dites bien, car je le suis (Jn 13, 13). Il se fait notre serviteur parce qu’il est notre vrai maître et Seigneur, celui qui sait en vérité pour quelle plénitude vie nous sommes faits et qui nous donne le moyen d’y parvenir. Il n’est pas notre esclave, l’esclave de nos caprices ou de nos misères, il est le serviteur de l’amour de Dieu, le serviteur d’un amour destiné à nous recréer et à nous élever sans cesse au dessus de nous-même.

        Nous comprenons alors le sens profond du don qui, aujourd’hui, nous est fait dans l’Eucharistie. L’Eucharistie n’est pas nourriture pour le vieil homme. Pour le vieil homme, celui qui ne veut pas vraiment renaître, ou ne s’en donne pas les moyens, elle ne sert absolument à rien, sinon à sa propre condamnation (1 Cor 11, 29). Nourriture de la création nouvelle, elle ne peut circuler que dans la création nouvelle. Ce n’est pas elle qui nous fait renaître. C’est le baptême, puis le sacrement de pénitence, qui assurent en nous renaissance et guérison. L’Eucharistie ne peut fortifier qu’une vie nouvelle qui existe déjà, une vie qui désire grandir et se fortifier. C’est à l’intérieur de cette vie nouvelle qu’elle déploie toute sa vigueur, toute sa fécondité, toute sa capacité à nous transformer de plus en plus pleinement en Enfants de Dieu, déjà mystérieusement participants de sa plénitude de vie et de béatitude.

        Invités aux Noces de l’Agneau, nous le sommes tous, en ce soir solennel. Mais sûrement pas pour conforter nos attaches humaines, étroites, réductrices et mesquines. Sûrement pas pour accomplir un simple rite qui nous rassure à bon compte. Sûrement pas pour nous dispenser de mourir avec le Christ, mourir à ce vieil homme qui va se corrompant en refusant de sortir de lui-même.

Le Christ nous invite à sa table, il nous partage son Corps et son Sang livrés afin de nourrir en nous un unique désir: celui de la vie avec Lui, de la vie en Lui et pour Lui, celui de la vie divine qui déjà, par le baptême, nous conforme à l’amour éternel. Puissions ne jamais nous approcher de cette nourriture sainte sans avoir laissé jaillir du fond de notre cœur cet appel qui rassemble tout notre désir: Oui, viens, Seigneur Jésus (Ap 22, 20). Car c’est pour que nous allions au Père, avec Lui, que Jésus vient à nous, sur notre chemin, par l’offrande de son Corps et de son Sang.

        Oui, heureux les invités aux noces de l’Agneau. Heureux nos quatre catéchumènes qui, en la Sainte nuit de Pâques pourront s’approcher de la table des noces pour consommer déjà, dans la foi, l’alliance nouvelle scellée en eux par le baptême. Heureux nous tous que, dans notre faiblesse, le Seigneur Jésus vient déjà, mystérieusement mais réellement, combler de la joie éternelle de la communion avec la Trinité Sainte.

 

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