Homélie du 12 février 2017 - 6e dimanche du T.O.

Des jalons sur la route de l’hiver

par

fr. Nicolas-Jean Porret

C’est une nuit de neige au col des Aravis. La météo annonce une forte accumulation de poudreuse, et une bise glaciale. Le drapeau à damiers jaunes et noirs a été hissé, signalant un haut risque d’avalanche. Sous peine d’isolement, il est urgent de dégager la route du col qui fait la jonction Savoie – Haute-Savoie.
Ainsi, au cœur de la nuit, équipé de ses chaînes, puissant et invincible, le chasse-neige s’élance hors du village ; bien vite son vrombissement est absorbé par la masse feutrée de l’épais manteau blanc.
Virage après virage, son étrave redessine la route. Lampadaires et chalets ont disparu dans le rétroviseur. Le conducteur, concentré sur son travail, ne fait qu’un avec son engin et lutte contre la montagne imprévisible. Sous l’effet de la bise, des congères se sont formées ; il devient difficile de discerner le tracé de la route. Bientôt on ne distingue plus rien sinon de hauts piquets jaunes et noirs plantés de part et d’autre de la route, dès l’automne, précisément en vue de cette situation déroutante.

Des jalons sur la route de l’hiver pour en redessiner le chemin… Telle est l’image — d’une enfance savoyarde — qui s’impose à moi pour évoquer la loi de Dieu.
Oui, sa loi et ses commandements sont un guide pour dégager notre route, pour marcher aisément sur ses voies.

Pensons aux fameux dix commandements donnés à Moïse et aux Anciens d’Israël, pour avancer vers la Terre promise. Ces commandements constituent autant de signaux pour avancer sur le chemin, autant de jalons pour se garder du mal et de la chute. Sur la route hivernale — au climat assez opposé à celui du Sinaï, j’en conviens — les jalons noirs et jaunes, de part et d’autre, donnent le rythme au traceur de chemin pour qu’il ouvre le passage et nous permette de franchir le col. Noir et jaune, alternant…
Noir : ce qui fut dit aux anciens, et jaune : comme en écho, ce que nous dit Jésus (Amen, moi je vous dis)…
1er jalon : [noir] Un seul Dieu tu adoreras et [jaune] aimeras parfaitement ;
2e jalon : [noir] Son saint nom tu respecteras, [jaune] fuyant blasphème et faux serment.
3e jalon : [noir] Le jour du Seigneur garderas, [jaune] en servant Dieu dévotement.
4e jalon : [noir] Tes père et mère honoreras, [jaune] tes supérieurs pareillement.
5e jalon : [noir] Meurtre et scandale éviteras, [jaune] haine et colère pareillement.
6e jalon : [noir] La pureté observeras [jaune] en tes actes soigneusement.
7e jalon : [noir] Le bien d’autrui tu ne prendras, [jaune] ni retiendras injustement.
8e jalon : [noir] La médisance banniras [jaune] et le mensonge également.
9e jalon : [noir] En pensées et désirs veilleras [jaune] à rester pur entièrement.
10e jalon : [noir] Bien d’autrui ne convoiteras [jaune] pour l’avoir malhonnêtement.

Bien sûr, ces jalons (empruntés du Catéchisme de l’Église catholique, n° 2051) restent une indication extérieure. Ils apparaissent même souvent comme une contrainte. Mais ils sont d’abord une assurance et un réconfort dans la tempête des jours difficiles.
Par temps plus clément, on pourra être tenté par le hors-piste, la poudreuse, le freestyle acrobatique, un rien frimeur. Pourquoi pas, après tout, si la météo est sûre… mais vous le savez, en montagne la météo change vite, et dans la vie quotidienne de même : le risque est toujours présent de la coulée d’avalanche, comme de la dérive et du péché.
Aussi ne méprisons pas trop vite la loi des anciens. Jésus ne la révoque pas. Il l’assume. Cette loi ne passera pas avant que les montagnes, les cols, les déserts, la terre et le ciel passent eux-mêmes. Pas un iota, pas un micro-trait, n’en sera ôté avant que tout ne soit accompli.
Comment comprendre cela ? Jésus précise que c’est lui-même qui vient pour tout accomplir. Il vient « né de la femme [la Vierge Marie], né sous la loi afin de racheter les sujets de la loi » (Ga 4, 4-7). « Racheter », autrement dit affranchir, faire passer du statut d’esclave du péché (et de la loi inapte à libérer du péché), à celui de fils libre sous la grâce ; « afin que nous recevions la filiation », dit saint Paul, l’héritage qui est le propre des fils et filles de Dieu.
L’héritage c’est d’abord et déjà l’Esprit qui unit Jésus à son Père, l’Esprit-Saint répandu dans nos cœurs qui crie « Abba, Père ! »
L’Esprit de Dieu nous tient lieu de loi : une loi nouvelle, écrite non sur la pierre, mais établie en nos cœurs. Une loi qui n’oppresse pas du dehors, mais qui presse intérieurement à aimer. Une loi qui ne fait pas que désigner la route, mais pousse intérieurement et puissamment à gravir et passer les cols les plus difficiles.

La profusion de justice, la perfection dans l’accomplissement de la loi par Jésus… ce n’est ni la fraise à neige ni le dégel d’un printemps qui se fait encore attendre : mais c’est dès à présent la vie de l’Esprit communiquée par Jésus ressuscité.

Cet Esprit nous l’implorons spécialement sur nos frères et sœurs malades : nous voulons les entourer pour que le froid et l’inquiétude de la maladie soient réchauffés, assumés, par Celui qui ouvre le chemin ; pour que sa présence et son souffle raniment leurs vies, et qu’ils franchissent les cols enneigés et soient dégagés de leur isolement.
Puis-je suggérer que le mystérieux conducteur du chasse-neige est non seulement Jésus mais avec lui aussi nos frères et sœurs malades ? Ils nous ouvrent le chemin et nous sortent tous de l’isolement.