Homélie du 13 janvier 2019 - Solennité du Baptême du Seigneur

Jésus silencieux, lors de son baptême

par

fr. Édouard Divry

Jésus est au cœur de l’événement relaté par l’Évangile de saint Luc, mais il y est silencieux.
Il sera aussi au cœur de l’événement, et tout aussi silencieux, au jour de sa Transfiguration, même si l’évangéliste Luc rapporte un dialogue tenu secret avec Moïse et Élie sur sa Passion, son Exode qu’il devra bientôt accomplir à Jérusalem.
Pourquoi ce silence alors qu’il est le Verbe de Dieu ? Les événements qui l’entourent sont déjà des signes qui parlent  : l’eau du Jourdain rappelle la mortalité de son humanité et l’abaissement dû à son Incarnation, alors que la gloire de la Transfiguration dira l’incorruptibilité de son corps, même dans la mort ; la voix du Père et la nuée lumineuse (au jour de la Transfiguration) ou la voix du Père et la colombe de l’Esprit (aujourd’hui au Baptême) rappellent que rien ne se passe ad extra de la Sainte Trinité qui ne soit commun aux trois Personnes divines. Mais Jésus, malgré tout cela, mystérieusement se tait.

1. » Notre Seigneur s’est volontairement soumis au baptême de saint Jean, destiné aux pécheurs, pour “accomplir toute justice” (Mt 3, 15). Ce geste de Jésus est une manifestation de son “anéantissement” (Ph 2, 7). L’Esprit qui planait sur les eaux de la première création descend alors sur le Christ, en prélude de la nouvelle création, et le Père manifeste Jésus comme son “Fils bien-aimé” (Mt 3, 16-17) » (CEC, n° 1224).
Quand on se dit anéanti, généralement on se tait. Il s’agit pour Jésus d’un événement qui n’ajoute rien à son identité, Verbe incarné, vrai Dieu et vrai homme, mais la nouveauté se trouve dans le vécu, l’existentiel. Jésus inaugure son ministère public par un geste plus que par une parole. Il franchit en quelque sorte le Rubicon entre sa vie cachée et sa vie publique. Il ne reçoit pas le Saint-Esprit qui l’habite déjà, mais il manifeste publiquement qu’il vit sous l’impulsion et l’infusion permanente de celui-ci. Ce qui est nouveau et grand se réalise en silence  : propter descensum Spiritus sancti (Hippolyte de Rome).

2. Jésus est aussi notre modèle. Il croit à l’efficacité de la cause exemplaire qui régit l’univers avec les autres causes d’origine divine depuis la création  : la cause finale, Dieu, la cause efficiente, Dieu encore  : tout vient de Dieu et retourne à lui ; mais aussi les causes formelle et matérielle qui régissent les lois naturelles.
« Toute action du Christ est pour notre instruction », dit saint Thomas (par 17 fois) à la suite de saint Augustin sur l’Agonie.
S’il s’est plongé lui-même dans l’eau du Jourdain, ce n’est pas pour y recevoir ex opere operato le baptême que nous connaissons, avec l’infusion première de la grâce qui l’accompagne, mais c’est pour stimuler notre désir de le suivre, de plonger dans les eaux de sa mort et d’en ressortir vivant, de recevoir le sacrement du baptême pour nous-mêmes, et pour ceux que vous aimez, à commencer pour vos enfants.
Son silence marque aussi une attitude spirituelle. Jésus a comme dépassé l’homme le plus humble de la terre, Moïse. Le livre des Nombres, un des cinq livres de la Torah, le dit  : « Moïse était un homme très humble, l’homme le plus humble que la terre ait porté » (Nb 12, 3). Prophétiquement Moïse avait annoncé la venue d’un prophète après lui  : « Le Seigneur ton Dieu suscitera pour toi, du milieu de toi, parmi tes frères, un prophète comme moi, que vous écouterez » (Dt 18, 15). On aurait pu croire qu’il s’agirait de Josué le batailleur, le conquistador de la Terre Promise. Mais le Seigneur avait insisté sur la similitude  : « Je leur susciterai, du milieu de leurs frères, un prophète semblable à toi, je mettrai mes paroles dans sa bouche et il leur dira tout ce que je lui ordonnerai » (Dt 18, 18). Mais Josué a pris le glaive, et n’a jamais été transfiguré comme Moïse, lui qui redescendait du Sinaï la peau éclatante de la gloire de Dieu  : « Lorsque Moïse redescendit de la montagne du Sinaï, les deux tables du Témoignage étaient dans la main de Moïse […], et Moïse ne savait pas que la peau de son visage rayonnait parce qu’il avait parlé avec lui » (Ex 34, 29). Il faudra attendre un nouveau Josué, Jésus — dont le nom possède la même étymologie  : le Seigneur sauve —, pour que le miracle de la Transfiguration soit de nouveau envisageable.

3. Au jour du Baptême, Jésus se tait. Il parlera plus tard. Chez lui, à Nazareth, dans la ville où il a grandi, il déroule le rouleau de la Haphtara, le commentaire prophétique d’un passage de la Torah lu en premier. Peut-être l’un de ceux que nous venons de citer ? Il cite Isaïe le prophète  : « L’esprit d’Adonaï le Seigneur est sur moi, car le Seigneur m’a donné l’onction ; il m’a envoyé porter la nouvelle aux pauvres, panser les cœurs meurtris, annoncer aux captifs la libération et aux prisonniers la délivrance, proclamer une année de grâce de la part du Seigneur » (Is 61, 1-2). Voilà le sens de sa mission  : la délivrance. « Là où est l’Esprit du Seigneur, là est la liberté », dira saint Paul (2 Co 3, 17).
Ubi Spiritus Domini, ibi libertas. Notons que la formule ubi/ibi est une formule de mariage dans l’Antiquité. La mariée, par exemple Cornelia, attendait son époux, tel Caesar, dans sa nouvelle maison où il la rejoignait, et elle devait dire devant tous  : « Ubi Caesar, ibi Cornelia. » C’est un mariage qui se réalise entre l’Esprit de Dieu et l’âme élue qui jouit dès lors de la liberté de l’épouse. Liberté physique contre toute coaction  : être libéré de la servitude d’Égypte par exemple. Liberté intérieure de choix  : pouvoir choisir entre plusieurs biens quand c’est possible. Liberté supérieure du cœur qui de meurtri devient gracié  : ce cœur libéré du péché choisit désormais le bien au-dessus de tout. Il se libère du Yetser HaRa des origines (Gn 6, 5 ; 8, 2), le penchant mauvais qui conduit l’homme à préférer l’apparence de bien au vrai bien.
C’est ce que la Tradition ecclésiale appellera avec Origène, puis avec Augustin, le « péché originel » ; ce que reprendra encore la tradition orthodoxe avec Grégoire Palamas, « le Théologien » (titre oriental rare après saint Jean, Grégoire de Nazianze et Syméon le Nouveau Théologien).
Pour aimer, il faut être libéré  : aimer Dieu, soi-même, le prochain. Tout devient possible dans cette liberté.

Il fallait ce moment premier du Christ dans le Jourdain pour mieux le comprendre et l’invitation à s’emparer
de ce trésor sous l’effet de la grâce. À chacun de prendre au sérieux son baptême en ce jour de grâce
et de libération.