Homélie du 22 septembre 2019 - 25e Dimanche du T.O.

La parabole de l’intendant malhonnête

par

fr. Jean-Miguel Garrigues

La parabole de l’intendant infidèle est un des évangiles que les prédicateurs redoutent d’avoir à commenter en homélie. Elle est difficile à comprendre et parfois elle suscite du scandale. En général on l’interprète, comme la conclusion de la parabole l’indique, en un sens très générique : Jésus a approuvé l’habileté, la ruse même, de l’intendant dans la gestion des biens matériels, pour le donner comme exemple ; comme s’il disait : il faut que vous soyez dans le domaine spirituel aussi avisés que cet intendant a été habile dans le domaine des biens de ce monde, même dans le cadre d’un comportement malhonnête.

Il y a cependant une autre interprétation de cette parabole, qui n’est pas incompatible avec celle-ci, dans laquelle le comportement de l’intendant n’a pas seulement un sens métaphorique mais bien directement spirituel. On a la clé de cette autre interprétation quand on se rappelle que le mot grec « oikonōmos », que nous traduisons par intendant ou gérant d’une maison, et qui apparaît souvent dans les paraboles des évangiles synoptiques, a une signification ecclésiale. Jésus désigne par ce terme les responsables de l’Église dont il est en train de jeter les fondations par sa parole et ses gestes sacramentels. À ces intendants, auxquels il va confier l’Église, son Église et non la leur, il demandera des comptes quand il reviendra, exactement comme dans cette parabole.

Ici nous avons un intendant qui gère une maison au nom d’un maître. Vis à vis de ce maître, qui un jour va lui demander des comptes, il sait qu’il n’est pas sans faute, loin de là. Il va donc prendre des mesures de clémence envers les débiteurs de son maître, pour qu’ils lui viennent ensuite en aide. Comprenons bien que nous ne sommes plus dans le cas de la parabole du débiteur impitoyable (cf. Mt 18, 23-35). Jésus invitait celui-ci à faire miséricorde à son débiteur sur ses propres dettes, s’il voulait que le Maître lui remette son immense dette envers Lui. Ici les débiteurs ne sont pas en dette vis à vis de l’intendant, mais seulement vis à vis du maître. Or l’intendant va porter sur ses registres une dette qu’il a réduite de son propre chef. Si, comme nous l’avons vu, l’intendant signifie toujours dans les paraboles les responsables de l’Église à venir, les dettes dont il est question ici sont d’ordre spirituel : ce sont les peines méritées par des fautes.

Que veut nous dire Jésus dans cette parabole si nous la comprenons comme ayant un sens spirituel et même ecclésial ? Il veut nous dire que les pasteurs dans l’Église, et d’une certaine manière tous les fidèles car nous sommes tous responsables les uns des autres dans le Corps du Christ, doivent prendre garde de ne pas écraser les autres, comme Jésus le reprochait aux Pharisiens, sous des fardeaux qu’eux-mêmes portent mal. Cela ne veut pas dire que les exigences morales et religieuses de l’Évangile doivent être relâchés dans l’Église. Ce qui est ici en question c’est la manière impitoyable dont nous rendons les autres responsables personnellement de leurs défaillances par rapport aux exigences morales. Il ne s’agit pas d’être permissif à l’égard du péché, notre société n’y est que trop portée, il s’agit d’être miséricordieux pour les pécheurs. Dans cette parabole de l’intendant malhonnête, le Christ met l’accent sur les dettes personnellement contractées par chacun des débiteurs. C’est par rapport à ce dont chacun d’eux est redevable, que l’intendant fait des « remises partielles de dette », pour reprendre une expression utilisée aujourd’hui à propos de pays pauvres surendettés.

Au premier degré, on peut à juste tire trouver cela bien abusif de sa part, dans la mesure où il ne s’agit pas de dettes contractées envers lui, mais envers son maître. Déchiffré en clé spirituelle, le comportement de l’intendant est loué par Jésus, non seulement comme habile, mais aussi comme avisé. Cet intendant, qui avait dilapidé les biens spirituels de son maître pour son seul profit, a présumé à juste titre qu’il n’allait pas contre le cœur de celui-ci en faisant en son nom une remise partielle de dette aux autres. Au fond n’est-ce pas cela que Jésus nous enseigne dans l’épisode de la femme adultère quand il dit aux accusateurs que celui qui est sans péché jette la première pierre ? Il ne s’agit pas de justifier l’adultère, il s’agit de ne pas condamner cette femme-là à la lapidation. Avant de juger autrui, chacun doit d’abord se regarder, de peur de prétendre – comme Jésus le dit ailleurs (Mt 7, 3) – enlever une paille dans l’œil du prochain sans se rendre compte que l’on a une poutre dans le sien.

Cela peut s’appliquer à tous les niveaux de la vie de l’Église, depuis les plus hautes responsabilités hiérarchiques, jusqu’à cette coresponsabilité que tous les fidèles du Christ nous avons les uns envers les autres. Il arrive parfois qu’en voulant défendre les biens et les valeurs de la vraie morale, dans une société où ils sont très menacés, nous en venions à une dureté dans le jugement des personnes. La tradition de l’Église nous dit que l’on peut juger quelqu’un en faute avec acribie, c’est-à-dire avec un regard qui ne considère que l’objectivité de sa dette, ou avec miséricorde, et dans ce cas on prend en considération la personne, non pas dans l’évaluation de sa faute, mais dans l’établissement de la réparation que l’on exige d’elle. C’est ici que notre intendant malhonnête s’est montré avisé par rapport à son Maître. En effet l’oraison de ce 25e dimanche du temps ordinaire nous a dit que « toute la Loi consiste à aimer Dieu et notre prochain », car la Loi de Dieu dans la Nouvelle Alliance se résume dans ces deux commandements qui ne font qu’un. Nous ne devons donc jamais écraser le pécheur sous un poids de dette qu’il a beaucoup de mal à porter, sans un regard pour la difficulté qu’il aura à porter ce fardeau. « Portez les fardeaux les uns des autres, nous dit saint Paul, et vous accomplirez ainsi la Loi du Christ » (Ga 6, 2). Dans leur charité, les saints ont pris sur eux le fardeau du péché des autres, et nous tous nous devons aider ceux qui peinent sur le chemin de la vertu. Ce n’est certainement pas en l’écrasant qu’on le rendra vertueux. Dans l’Église la loi suprême consiste dans le salut des âmes, comme le dit en conclusion le code de droit canonique.

Il y a une satisfaction mauvaise à écraser le pécheur pour qu’ainsi « justice soit faite ». C’est la satisfaction de certaines familles de victimes américaines qui tiennent à assister à l’exécution du coupable. Ou ce bonheur que Tertullien promettait aux chrétiens Romains qui devaient renoncer aux jeux sanglants du cirque d’assister du ciel au châtiments que subiraient les pécheurs en enfer. Nous ne pouvons pas trouver une satisfaction dans l’écrasement du pécheur, car la vengeance suprême de Dieu sur le mal c’est la conversion du pécheur. « Je ne veux pas la mort du pécheur mais qu’il vive » (Ez 18, 23). Voilà ce que sans doute notre intendant malhonnête avait deviné du cœur de son Maître. Soyons des hommes et des femmes de discernement. Ne brouillons pas par permissivité la frontière du juste et de l’injuste, la distinction entre le bien et le mal moral, mais, quand nous considérons la dette encourue par un pécheur à l’égard de Dieu, soyons « miséricordieux comme notre Père céleste est miséricordieux » (Lc 6, 36). Ainsi, comme le Christ le promet en conclusion de cette parabole, quand au terme de notre vie nous serons face à notre propre misère, les pauvres pécheurs pardonnés « nous accueilleront dans les demeures éternelles » (Lc 16, 9).