Homélie du 6 mars 2016 - 4e dimanche de Carême (A)

L’aveugle-né

par

fr. Augustin Laffay

2e scrutin pour les catéchumènes. Lectures de l’Année A:
-* 1 Samuel 16, 1…13
-* Ephésiens 5, 8-14
-* Jn 9, 1-41

De quoi la cécité prive-t-elle le plus profondément ? Qu’est-ce qui manque à un aveugle de naissance ? Qu’aurait-il dû avoir qu’il n’a pas eu ?
Vous allez peut-être me répondre : voir, tout simplement ! Un aveugle souffre de ne pas posséder ces phares que sont nos yeux, ce radar qui permet de s’orienter, de se déplacer, de se débrouiller dans la vie. Il y a autre chose, me semble-t-il. L’insistance de l’évangéliste à nous parler d’un aveugle de naissance pointe la gravité de cette forme de cécité. Ce que permet la vue c’est de connaître, pas seulement de s’y retrouver. Et connaître c’est faire exister en nous ce qui existe en dehors de nous. Les réalités que nos yeux saisissent passent de l’extérieur de notre corps à l’intérieur de notre âme où elles sont conservées précieusement, sous forme d’images, dans les greniers de la mémoire, au plus près de nous-même. Voir, en ce sens, c’est donc cueillir avec les yeux pour aimer de tout son cœur. Un aveugle de naissance, c’est quelqu’un qui n’a pu accueillir en lui, au moyen de ses yeux, le monde et tous ceux qui l’habitent.

La rencontre de l’aveugle-né de l’Évangile avec Jésus va pourtant tout changer car Jésus n’est pas seulement le Verbe éternel du Père, Il est aussi la Lumière du monde. Il ne cesse de regarder son Père tout en tournant son propre regard aimant vers l’humanité. C’est pour cela qu’il travaille « tant qu’il fait jour » (Jn 9, 4). Ce travail consiste à embrasser tous les hommes de son regard pour déverser en eux sa charité, pour les conserver contre son Cœur, pour les plonger dans la vie divine. La première ligne du récit le dit d’ailleurs nettement : « En passant, Jésus vit un homme aveugle de naissance » (Jn 9, 1). Oui, il l’a vu et il l’a aimé comme il a regardé chacun de ses apôtres au jour de leur appel, comme il a vu la foi de ceux qui lui amenaient un paralytique couché sur son lit (Mt 9, 2), comme il a vu la veuve de Naïm qui pleurait son fils unique et cette autre veuve qui déposait ses deux piécettes au Temple (Lc 7, 13 et Lc 21, 2). Jésus voit l’aveugle de naissance comme il a vu la femme adultère quand il s’est redressé, après le départ des apprentis lapidateurs (Jn 8, 10). Personne, pas un homme, n’échappe à ce regard d’amour du Christ : ni les mages à la crèche, ni Hérode, ni Marie-Madeleine. Personne n’y échappe, sauf celui qui détourne les yeux.

Dans un livre intitulé Ce que Jésus voyait du haut de la Croix, le P. Sertillanges invitait à la suite de saint Paul à « revêtir le Christ » (Rm 13, 14) pour se placer non plus au pied de la croix, ou en face d’elle mais sur elle ; pour voir comme voit le Seigneur ; pour aimer comme il aime. Et que voit Jésus du haut de la Croix ? Il voit Jérusalem, c’est-à-dire toute cité humaine ; il voit les passants ; il voit les siens, sa Mère (quelle consolation !), ses amis ou du moins ce qu’il en reste ; il voit les sœurs de Mère Térésa et leurs hôtes assassinés au Yémen ; il voit aussi ses ennemis, les ennemis déclarés, les poltrons, les cœurs divisés, ceux qui trouvent qu’il aurait dû s’y prendre autrement ou alors qu’il en fait décidément trop ; il voit encore le Ciel avec son Père bien-aimé dont il nous offre l’image parfaite ; il voit l’Esprit consolateur ; il voit aussi ces anges qui auraient été tout prêts à venir le secourir ; il voit les saints, à commencer par le Bon larron qui pleure de joie en se demandant comment il s’est retrouvé là… Oui, le regard de Jésus se porte sur tout homme, c’est-à-dire sur chaque homme, c’est-à-dire sur moi, pour nous accueillir et nous offrir l’asile de son Cœur. Aucune vie humaine n’est de trop ; aucune vie humaine n’est inutile aux yeux du Seigneur. C’est pour manifester qu’Il n’oubliait personne qu’Il est monté là-haut, si haut, sur la Croix.

Vous l’avez compris, je pense, si Jésus guérit l’aveugle-né en modelant la glaise du sol c’est pour nous recréer afin que nous le voyions et que nous voyions tout homme comme Lui le voit. C’est cela notre vocation. Nous sommes nés aveugles et ce que nos yeux nous permettent de saisir des autres n’est le plus souvent qu’une caricature de la réalité, de la vérité des personnes. Recréés par le baptême, plongés dans la fontaine de vie nous sommes rendus capables de voir ce qui est en Celui qui est. Alors fermez les yeux, pensez à la grâce de votre baptême, pensez au regard du Christ posé sur vous et rouvrez les yeux : celui ou celle que vous voyez à votre côté, celui ou celle dont l’image vous vient à l’esprit, ce n’est plus un voisin de banc, ce n’est plus votre femme, votre mari ou votre belle-mère, ce n’est plus un supérieur ou un frère étudiant, c’est un frère tout court, c’est une sœur dans le Christ, destinés à s’asseoir pour l’éternité à la table du festin des noces avec vous, dans la vision de Dieu. Le baptême, c’est le collyre dont parle l’Apocalypse, qui doit nous permettre de recouvrer la vue (Ap 3, 18). Comme l’aveugle-né, nous devons rendre grâce pour notre vue retrouvée et témoigner de la joie simple de voir, même s’il faut courir le risque d’être comme lui « jetés dehors » parce que notre temps est un temps de ténèbres et qu’il est bien difficile de travailler sereinement à l’œuvre de Celui qui nous a envoyés, dans un temps de ténèbres (cf. Jn 9, 4). Si nous restons dans la vérité, c’est-à-dire dans la lumière du regard du Christ, nous entendrons alors le Seigneur nous demander : « Crois-tu au Fils de l’homme ? TU LE VOIS ; celui qui te parle, C’EST LUI. » (Jn 9, 36-37). Alors nous pourrons dire, une fois pour toutes : « Je crois Seigneur » et nous prosterner devant Dieu.