Homélie du 21 mars 2021 - 5e dimanche de carême

« Lazare, ici dehors ! »

par

fr. Pierre Zgirski

Drôle de famille installée à Béthanie, sur la pente orientale du mont des Oliviers, tout près de Jérusalem. Enfin non pas drôle mais singulière et attachante : trois célibataires qui vivent sous le même toit. Trois tempéraments bien distincts. Trois membres d’une même famille qui s’aiment d’un amour vrai. Pourtant, en les privant d’une postérité, Dieu n’aurait-il pas omis de les bénir ?
Non, Dieu leur offrira l’inattendu : l’amitié de son Fils, Jésus de Nazareth. « Le Verbe s’est fait chair et … à ceux qui l’ont reçu » il leur a offert son amitié, si entière et bouleversante : prémices — pour ceux qui croiront en son nom — de l’adoption filiale par Dieu son Père.

Chacun à sa manière est devenu un intime de Jésus. Chez eux Jésus trouve table ouverte, et surtout des cœurs ouverts et aimants.
Il faut dire que ce village porte bien son nom, Béthanie, « la maison du pauvre ».
Jésus-Christ n’est-il pas la figure indépassable du pauvre : « Lui de riche qu’il était, s’est fait pauvre, pour nous enrichir de sa pauvreté. » Lazare aussi est un pauvre du Seigneur, un anawim : Eléazar, « Dieu est ma force ». Personnage de haute condition mais qui a mis sa confiance, non dans ses avoirs, mais en Dieu seul.
Marthe et Marie, vivant de ce même esprit, alertent Jésus :
« Seigneur, vois celui que tu aimes est malade » : voilà la terrible nouvelle, elle n’est pas à connaître mais à voir comme Dieu a vu « la misère de son peuple en Égypte ».
Voir parce que dans l’amitié la présence du visage de l’ami est première. L’ami est un autre soi-même, si intime qu’il n’y a pas d’espace pour l’indifférence. Dans l’amitié, on partage tout : les joies, le retour de Marie la pécheresse pardonnée ; les détresses, Lazare terriblement affaibli par la maladie.
Devant cette détresse, l’affection comme l’amitié se mue en prière. Prière dont la sobriété manifeste la confiance qui la fonde et l’espérance qu’elle renferme.
Si notre prière ne ressemble pas à celle-là, c’est que nous ne connaissons pas Jésus tel que Marthe et Marie le connaissaient. Nous ne sommes pas encore entrés dans cette intimité où ce qui est témoigne de la profondeur des liens qui unit l’ami à son ami. À un ami, un vrai, on ne dit pas ce qu’il lui convient de faire pour nous…
À Cana, la Vierge Marie a livré un modèle de prière : « Ils n’ont plus de vin. » Peut-être que Marthe et Marie s’y trouvaient également et l’ont imité.
Alors, lorsque nous nous adressons à Dieu, pourquoi nous arrive-t-il encore de lui dire ce qu’il doit faire et comment ?

Pourtant, il nous l’a bien dit : « Ses voies ne sont pas nos voies », sa Sagesse nous surplombe infiniment. À tel point que même les disciples de Jésus ne comprennent pas quand il déclare que cette mort de Lazare servira à manifester la Gloire de Dieu et à affermir leur foi, et la nôtre aussi désormais.

« Lorsque j’aurai été élevé de terre j’attirerai tout à moi. » Ici, la Croix n’a pas encore été dressée, mais celui qui sera glorifié par elle attire déjà à lui toutes les personnes présentes à Béthanie.
Marthe, la première quitte Béthanie, elle accourt pour dire face à face à Jésus, non pas son dépit, mais sa foi inébranlable en lui, le Messie, celui que Dieu exauce. Admirable échange où la foi de Marthe nous est dévoilée.
« Je sais… je sais… je crois, tu es le Messie » : profession de foi pleine et entière en réponse à Jésus qui lui révèle son identité.
Et nous-mêmes, quand un être cher entre dans son dernier sommeil, quand on pressent que notre sœur, la mort, viendra sous peu nous solliciter : est-ce que nous gardons chevillée à l’âme cette même assurance pour dire : « je crois, Jésus, tu es la Résurrection et la Vie ! »… La petite Thérèse le dira autrement : « Je ne meurs pas, j’entre dans la vie. »

Les juifs sont là également auprès de Jésus, comme entraînés dans l’élan des retrouvailles de Marie avec son Seigneur. De nature contemplative, Marie était demeurée dans la maison tentant de discerner le sens de l’absence de son Seigneur à l’heure de l’épreuve ; accourue à l’appel de celui qui l’avait relevée de ses nombreux péchés, elle ne verse plus des larmes de repentir mais d’espérance, désireuse d’inverser le cours du temps : « Seigneur, si tu avais été ici, mon frère ne serait pas mort ». Elle qui a choisi la meilleure part, son assurance ne lui sera pas enlevée.
Devant cette assemblée en larmes, Jésus frémit d’une colère intérieure contre le geôlier de Lazare, la mort. La mort est entrée dans le monde par effraction, dans l’entrebâillement d’un doute : « Vous ne mourrez pas… vous serez comme des dieux », poison mortel susurré à l’oreille du premier Adam par le Père du mensonge. Jésus, Nouvel Adam, frémira à nouveau sur la Croix, car c’est « par la folie d’un Messie crucifié qui est puissance de Dieu et Sagesse de Dieu » que la mort sera définitivement engloutie.
Jésus est « le même hier, aujourd’hui, et à jamais ». Il frémit à chaque fois que nos vies sont captives de nos péchés, de tombeaux de toutes sortes car il n’a qu’un seul désir : que nous vivions dès à présent dans la pleine lumière de sa Résurrection.
Avouons que nous n’en sommes pas vraiment convaincus…

Certes, on espère beaucoup du Seigneur, et dans le même temps, lorsqu’il s’apprête à agir, comme pour Marthe, c’est la panique : « Seigneur, il sent déjà. »
Comme Marthe : on sait, on croit… et dans le même temps on doute, on redoute l’action de Dieu dans notre vie ou celle de nos proches. Comme il nous est difficile de nous abandonner à sa façon d’agir.

Pourtant, hormis le Christ Jésus, qui essuiera toute larme de nos yeux ? Qui peut nous donner cette résurrection d’un cœur qui doute ?
Pour certains maux, nous savons qu’il n’y a pas de remède humain, il ne reste que la foi. C’est la seule richesse du pauvre que nous sommes appelés à devenir.

Seule la foi en Jésus-Christ fait rouler la pierre du tombeau où nous enferment nos morts, seule la foi nous ouvre au monde des vivants : du Vivant, Dieu, puis de nos frères. Toute l’existence de Jésus nous révèle que le sens ultime de la vie est de servir et de donner sa vie pour les autres.
Perdre ainsi sa vie… et elle nous sera redonnée en « vie éternelle ».
Nous chrétiens, nous croyons que celui qui a vécu sa mort ou ses morts dans une telle attitude ne reste pas prisonnier de son tombeau : il en sort vivant, plus vivant, vainqueur, mieux ressuscité !
« Lazare, ici dehors ! » : cri avant-coureur d’une résurrection définitive, celle de Lazare mais aussi la nôtre.
Dès lors, la foi en Jésus-Christ nous invite à faire passer notre vie de l’ordre de la quantité destinée à la décrépitude et à la mort à l’ordre de la charité qui produit une existence vraiment réussie et qui porte en elle la promesse et l’espérance d’une vie éternelle.

Bref, croire en celui qui est la Résurrection et la Vie, c’est ce que nous devons demander inlassablement pour nous-mêmes et pour les catéchumènes qui se préparent à être plongés dans la mort et la résurrection du Christ, non pas pour revenir à la vie comme Lazare, mais afin de vivre dès aujourd’hui de la Vie du Ressuscité car par le baptême c’est son Esprit qui habite en nous.

C’est là toute notre joie, et elle éclatera à nouveau au matin de Pâques.

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