Homélie du 24 décembre 1999 - Nuit de Noël

« Le café du commerce »

par

fr. Henry Donneaud

Aujourd’hui, en fin d’après-midi, quelques habitués se retrouvaient au café du commerce. Ils devisaient de choses et d’autres, de l’actualité, de Noël.

        «Que cet enfant est vieux, – disait le premier – voilà 2000 ans que l’on fête sa naissance. Or le monde va toujours aussi mal; toujours autant de catastrophes, de violences, de souffrances. Vraiment, cette histoire est un beau rêve d’autrefois, bien illusoire, et stérile.»

        «Stérile? – reprit le second – catastrophique, plutôt. 2000 ans de Christianisme: 2000 ans de trop. Les dogmes, les croisades, l’inquisition, le préservatif! 2000 ans de police religieuse et de fanatisme! Qui nous délivrera enfin de ce fléau?»

        «Tu es bien sévère – répliqua un troisième – Fêter une naissance, ça ne peut pas faire de mal. Regarder un enfant, cela adoucit les mœurs, cela ramène chacun au temps de notre innocence. J’aime cette atmosphère de paix. Et puis, les familles se rassemblent. C’est important la famille!»

        «Non seulement la famille – renchérit le quatrième – mais aussi les valeurs, la religion. Noël, c’est une tradition de chez nous. Sans tradition, pas de repère; sans repère, la délinquance. Restons nous-mêmes. Défendons notre identité. D’ailleurs, il faut toujours un peu de religion.»

Nos quatre bonshommes finirent par regagner leur foyer. Chacun se confinant dans ses aigreurs ou ses convictions un peu courtes. Et nul d’entre eux, à l’heure qu’il est, ne se doute de ce qui se passe, ici-même, dans cette église, à quelques pas chez eux: une véritable nativité, une véritable naissance dans une véritable crèche.

Non pas un anniversaire rituel; non pas une commémoration pittoresque; non pas un spectacle sentimental tel que les magasins n’en fournissent pas. Non, un authentique événement: Dieu lui-même qui naît dans le monde, ce soir. Dieu lui-même qui vient s’enfouir dans notre chair pour y faire germer une humanité nouvelle. Non pas Dieu au dessus de nous, ni à côté; mais Dieu avec nous; plus encore, Dieu qui naît en nous pour que nous naissions en lui.

Le vrai mystère de Noël, que nous sommes venu contempler, c’est celui d’une unique et immense nativité, aujourd’hui comme il y a 2000 ans.

Cette naissance a commencé voici 2000 ans, à Bethléem, en la première sainte nuit de Noël. Alors, le Verbe éternel de Dieu naquit parmi nous du sein de la Vierge Marie. En devenant l’un de nous, notre frère, il régénéra notre humanité, la purifia, la sanctifia. En lui est née au coeur de l’histoire humaine, à la plénitude des temps, une humanité nouvelle, toute divinisée, toute conformée à la vie divine, toute remplie de l’amour de Dieu.

C’est cette humanité nouvelle, née de Marie, qu’il a offerte au Père sur la Croix, et que le Père a ressuscitée au matin de Pâques. Depuis lors, cette humanité nouvelle ne cesse de se répandre dans le monde; elle rejoint peu à peu tous les hommes, à mesure que, par la foi, ils adhèrent au Christ, devenant ses frères, membres de son Corps.

Et c’est ainsi que Jésus peut naître en nous chaque jour. C’est ainsi que nous nous laissons jour après jour enfanter à cette humanité nouvelle, toute sainte mais fragile, jusqu’au jour où nous entrerons en sa plénitude, dans la liberté de la gloire des enfants de Dieu. Nous le savons, en effet, toute la création jusqu’à ce jour gémit en travail d’enfantement. Et non pas elle seule: nous-mêmes qui possédons les prémices de l’Esprit, nous gémissons nous aussi intérieurement dans l’attente de la rédemption de notre corps (Rm 8, 22-23). Toute l’histoire de l’Église depuis 2000 ans, chacune de nos histoires personnelles, depuis notre baptême: ce n’est pas autre chose qu’une longue et patiente Nativité du Corps du Christ, cet admirable échange par lequel Dieu naît en nous pour que nous naissions en Lui.

C’est ce mystère que nous célébrons en cette nuit. C’est ce mystère qui se poursuit maintenant en nous et pour nous, en cette église, au cœur de l’Église de Jésus-Christ.

Alors, mes frères, pourquoi si peu de monde autour de la crèche? Pourquoi aussi peu de monde maintenant qu’il y a 2000 ans? Pourquoi cette nativité reste-t-elle plus nocturne que jamais, dérobée au regard du grand nombre qui s’en désintéresse ou s’en moque?

Aujourd’hui comme alors, empereurs et princes de ce monde restent dans leurs palais. Les grands-prêtres d’alors comme les scribes d’aujourd’hui continuent d’ânonner leur conformisme rigide ou désabusé. Quant à la grande masse, celle de nos bonshommes, elle somnole dans l’insouciance ou l’inquiétude.

Seuls quelques bergers, quelques bougres de chrétiens traversent la nuit pour rejoindre la crèche et renaître avec Jésus. Jésus naît dans notre chair, Jésus naît dans leur cœur. Infime en apparence, voire dérisoire, l’événement est de portée capitale. Car c’est ainsi que Dieu agit: il naît, lui, l’immortel et il nous fait renaître, nous les déjà nés. Il naît pour nous et il nous fait renaître pour lui. Car engendrer, c’est sa manière propre de donner, de répandre l’amour; plus encore, c’est sa manière d’être.

Le monde conquiert et se dresse. Les événements du monde usent de force, d’éclat et de violence; ils s’imposent, nous aveuglent et nous enchaînent. Dieu, lui, engendre et se donne, par nature et par grâce. Les événements de Dieu usent de douceur, de patience, de faiblesse, de vulnérabilité.

Jésus est né dans la nuit de notre monde, afin que nous naissions peu à peu hors de la nuit de nos péchés. Jésus est né dans la solitude, afin que chacun de nous renaisse peu à peu à la communion véritable. Notre naissance à la vie divine n’est pas plus resplendissante que la naissance de Dieu à notre humanité. Nous ne naissons pas princes de vertu, maître ès-perfection, héros de pureté. Totalement démunis, pauvres de tout, nous advenons peu à peu à notre humanité nouvelle. Et cette humanité nouvelle, toute pure et sainte qu’elle soit, ne rutile pas des ors du plein succès. Elle reste fragile en nous. C’est dans la modestie qu’elle apprend peu à peu à se fortifier de la lumière même de Dieu.

Mystère d’engendrement, loi de modestie. Que les chrétiens, individuellement et collectivement, en viennent à l’oublier, qu’ils en viennent à ne plus conformer leur agir à l’humilité de la crèche, alors la vie nouvelle s’étiole, disparaît. C’est le contre-témoignage, au grand scandale du monde.

Qu’au contraire les chrétiens, individuellement et collectivement, au cœur de l’Église, contemplent l’enfant-Dieu, se conforment à sa patience, à sa douceur, à son humilité, alors la lumière de la vérité se fait plus vive à la face du monde. C’est la fécondité visible de l’Évangile, et un pas de plus vers le salut du monde.

Voici que je vous annonce une grande joie, celle de tout le peuple: aujourd’hui, dans la cité de David, un Sauveur vous est né, le Christ Seigneur.

Toute naissance est une histoire, le début d’une histoire. Cette histoire, notre histoire sainte, dure depuis 2000 ans. Voici 2000 ans que l’humanité nouvelle naît patiemment en Jésus. Loin des impatiences virulentes ou des résignations désabusées, sachons contempler dans l’Enfant Jésus la véritable nouveauté, celle qui ne passera jamais, celle qui vient à nous maintenant et pour toujours dans la douceur et la patience, à notre mesure et à la mesure de Dieu, celle qui se donne maintenant à nous dans l’humble lumière de la foi afin que nous entrions un jour et pour toujours dans la pleine vision de la gloire de Dieu, avec les anges et tous le saints.