Homélie du 6 juillet 2008 - 14e DO

Le joug et le fardeau

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«Venez à moi, vous tous qui peinez et ployez sous le fardeau, et moi je vous procurerai le repos»

[| I |]

Que voilà une bonne nouvelle. Nous avons tant de chose à porter: le poids de notre travail, de nos responsabilités, de nos inquiétudes pour nous-mêmes ou nos proches. A quoi peut s’ajouter aussi fardeau de l’âge, de la santé, ou qui sait, le tiraillement de ces veilles blessures qui ne sont toujours pas refermées. Il y a des moments, comme on dit, où on en a vraiment «plein le dos». Quelle bonne chose que Jésus se propose de nous en délivrer!
Mais Jésus ajoute aussitôt «Chargez-vous de mon joug!»
Quoi!! Nous charger de ton joug? C’est comme cela que tu prétends nous soulager? Nous devons déjà porter tant de choses, et il faudrait en plus de tout cela ton joug? Et puis, on voit d’ici à quoi il ressemble: ton joug ne serait-il pas du genre poutre horizontale coupée d’une traverse verticale, le genre cruciforme? Très peu pour nous. Le soulagement, oui, mais le joug non!

[| II |]

Illusion de croire que l’on peut vivre sans porter le joug! Car nul ne peut tracer le sillon de son existence à moins de tirer derrière lui sa charrue, et nul ne peut tirer sa charrue si elle n’est attelée à un joug.
Ici quelques précisions techniques s’imposent au sujet de ce qu’on appelle précisément un joug. Une chose est un joug, autre chose un fardeau. Pesante la charrue, et lourde la terre que le bœuf doit retourner. Si l’on ne veut pas qu’il épuise inutilement son énergie, la charrue doit être reliée à la partie la plus vigoureuse de l’animal. Supposons par ex. que l’on ait la mauvaise idée de relier la charrue à son pied, il se casserait; si on la reliait à sa gorge, la pauvre bête s’étranglerait. C’est pourquoi dans leur grande ingéniosité, les paysans ont inventé justement le joug cette pièce d’attelage que l’on fixe sur la partie la plus vigoureuse du bœuf: sa tête. Or notez bien ceci: si la charrue est lourde, de soi le joug ne l’est pas particulièrement. Toute la fonction du joug au contraire est de permettre au bœuf de tirer la charrue sans se fatiguer inutilement.

Eh bien ce problème que les paysans ont résolu par l’invention du joug, chaque homme doit le résoudre pour lui-même. Tous nous avons des charges à tirer: la charge d’une œuvre difficile à accomplir; la charge de la fidélité à nos engagements; les charges de nos tâches quotidiennes, parfois usantes dans leur monotonie; la charge de l’épreuve à affronter; la charges des soucis qui nous obsèdent: toutes choses que nous sommes bien obligés de tirer si nous voulons continuer à avancer dans la vie en creusant notre sillon.
Autrement dit, pour chacun de nous se pose un problème d’ergonomie que l’on peut formuler ainsi: sur quel point de notre être fixer le joug pour ne pas nous épuiser à la tâche en dépensant inutilement notre énergie? Ou, pour dire les choses autrement, dans quel but devons nous fournir nos efforts? En vue de quoi supportons-nous ce que nous supportons?

L’être humain a essayé de résoudre ce problème d’ergonomie de plusieurs façons:

– Les uns n’agissent qu’en vertu de leurs impulsions immédiates, de leurs envies, de leurs plaisirs au fur et à mesure qu’ils se présentent. Ceux là apparemment, ignorent les servitudes du joug. Mais en réalité le plaisir finit tôt ou tard par s’avérer tyrannique, non seulement pour les autres mais pour eux-mêmes. Et vient fatalement le jour on l’on constate qu’on n’a rien construit de durable, qu’on n’a fait de valable dans sa vie.

– Pour d’autres, le joug consiste à agir pour se prouver à soi-même ou pour montrer aux autres qu’on est fort, qu’on est quelqu’un de bien, qu’on est mieux que les autres. De défi en défi on peut ainsi mener fort loin sa charrue et accomplir des exploits. Mais vient fatalement le jour où l’épreuve plus forte que nous, finit par briser le joug de l’orgueil. Alors comme une bête de somme épuisée, on s’effondre lourdement sur le sol. Le désespoir.

– Pour les autres, le joug est le sens du devoir. Loin de moi l’idée de médire du devoir, mais si le sens du devoir est le seul motif qui nous fait avancer, on finit par s’aigrir et se dessécher complètement.

[| III |]

«Prenez mon joug, mettez-vous à mon école car je suis doux et humble de cœur»

Jésus ne dit pas qu’il est venu nous décharger de tout fardeau. Comme tous les autres, le chrétien doit tirer le poids de ses responsabilités, de ses soucis, de ses épreuves, de ses échecs. Et puis, il faut bien le reconnaître que le chrétien doit tirer des fardeaux de surcroît qu’ignorent les autres hommes. Nous le savons bien: l’Évangile nous commande la fidélité au Christ, le pardon des offenses, l’amour du prochain et même l’amour des ennemis, toutes choses qui peuvent s’avérer particulièrement pesantes.

Seulement ce qui peut donner la force de porter tout cela, le joug qui nous permet de tirer de si lourdes charges n’est autre que l’amour pour le Christ. Tout entreprendre, tout supporter par amour pour Jésus, doux et humble de cœur: tel est le joug qui peut rendre tout fardeau léger.

Nous le savons d’expérience: quand on aime vraiment quelqu’un, on est prêt à tout faire pour lui. De quels exploits surhumains, de quelles folies invraisemblables est capable l’amoureux! L’amour rend la vie plus légère, car l’amour dissout la pesanteur de nos égoïsmes, il relativise les difficultés qui paraissaient autrefois insurmontables, il permet de traverser victorieusement les épreuves; et tout cela l’amour le réalise parce qu’il nous fait vivre et agir pour la personne que l’on aime.

Mais le prodige le plus étonnant de l’amour, c’est qu’il pousse l’amoureux à se charger lui-même du fardeau de l’être aimé. Et c’est ainsi que Dieu, follement épris de sa créature, en est venu à prendre chair pour porter avec nous le fardeau de notre humanité.

Dès lors qu’on s’applique à méditer sur le fol amour qui a conduit Dieu à de telles extrémités, comment ne pas être remué jusqu’aux entrailles par la douceur et l’humilité du Verbe fait chair? Comment ne pas désirer prendre sur nos épaules le joug de son amour? Aimer allège toute nos charge, mais être aimé à ce point donne des ailes. Au lieu de peser sur nos épaules, c’est comme si ce joug nous saisissant par les épaules soustrayait l’âme aux pesanteurs de la terre la tirait vers le ciel. Certes, cette terre nous ne la quittons pas, et le fardeau, il nous faut toujours le tirer. Mais on sait alors que Jésus en personne le tire avec nous, et cela change tout.

Trop beau pour être vrai? Alors une simple question: comment cette femme dont on parle beaucoup en ce moment a-t-elle pu supporter le poids de 6 ans de captivité, 6 ans de brimades, de menaces, d’angoisse, au fin fond de cette forêt de Colombie, et cela sans jamais céder à la haine, sans rien perdre de cette dignité que nous avons pu voir l’autre jour sur son visage? Le joug qui lui a permis de porter tout cela, vous en avez tous vu des signes multiples: ce chapelet autour de son poignet, ce chapelet qu’elle a confectionné elle-même grain par grain. Le signe de ce joug, vous l’avez vu aussi lorsque sitôt arrivée à l’aéroport, avant toute parole, elle a tracé le signe de la croix.