Homélie du 19 novembre 2006 - 33e DO

Le Jour du Seigneur

par

fr. Serge-Thomas Bonino

Scénario d’Apocalypse. Dissolution, résorption, de toutes choses dans le chaos primordial, le tohu-bohu des origines, quand les ténèbres couvraient encore la face de l’abîme (Gn 1, 2). Ainsi, annonce Jésus, «le soleil s’obscurcira, la lune ne donnera plus sa lumière; […] et les puissances des cieux seront ébranlées» (Mc 13, 24-25). Quand? A quel moment? A la fin de ce monde, certes, lors de la grande et définitive Pâque de l’Univers, quand le Christ en gloire viendra renouveler et transfigurer le cosmos pour y établir son règne. Mais attention, ne bottons pas trop vite l’Évangile en touche: «en vérité je vous le dis, affirme Jésus à ses disciples, cette génération ne passera pas que tout cela ne soit arrivé» (Mc 13, 30).

Et, de fait, quelques mois plus tard, ce Vendredi-là, «quand il fut la sixième heure, l’obscurité se fit sur la terre entière jusqu’à la neuvième heure» (Mc 15, 33) et la création elle-même chancela sur ses bases: «La terre trembla, dit saint Matthieu, et les rochers se fendirent» ( Mt 27, 51). Oui, ce Vendredi-là le cosmos a reflué vers la confusion originelle dont Dieu l’avait tiré pour en faire une terre habitable (Is 45, 18). Cet ébranlement, cette régression, les prophètes l’avaient annoncé de longue date. Ce sera, disaient-ils, le Jour du Seigneur.
Dies irae, dies illa. Jour de colère ce jour-là, «jour d’obscurité et de sombres nuages, prophétise Joël, jour de nuées et de ténèbres!» (Jl 2, 2). Car c’est l’«heure et le pouvoir des ténèbres» (Lc 22, 53), l’heure de l’épiphanie – noire – du péché. L’heure où Dieu, dans sa colère, retire sa main et laisse le péché déployer et exhiber sans pudeur son effrayante capacité à détruire, à défaire ce que Dieu avait fait. Ténèbres, sang, cris de haine, confusion, voilà le monde lorsqu’il refuse Dieu! «Voici l’homme» (Jn 19, 5): Jésus en croix, Jésus défiguré, est l’image pitoyable de notre humanité livrée pieds et poings liés aux puissances du mal qu’elle a elle-même déchaînées.

Jour de colère que le Jour du Seigneur. Mais aussi – nous le croyons et nous l’espérons – jour de la plus grande miséricorde. C’est au plus noir de la nuit que Dieu fait jaillir la lumière nouvelle. C’est lorsque la désagrégation de la création atteint son paroxysme que Dieu reprend son œuvre en main, qu’il fait toutes choses nouvelles dans le Christ. Car si Jésus a porté dans sa chair les conséquences terribles de notre péché – jusqu’à la mort qui en est comme le sceau -, il n’a, quant à lui, pris aucune part aux œuvres du péché. Il est l’Innocent. Jamais, malgré le poids de la nuit, sa lumière intérieure n’a vacillé.

Voilà pourquoi, au matin de Pâque, Dieu fait de Jésus le Soleil levant qui éclaire la création nouvelle, soleil qui ne s’obscurcira jamais plus. Oui, en ces jours de la Résurrection, les disciples ont «vu le Fils de l’homme venir [à eux] avec grande puissance et gloire» (Mc 13, 26). Il s’est manifesté à eux pour ce qu’il est vraiment et depuis toujours : le Fils de l’Homme, celui «qui siège à la droite de la Puissance» ( Mc 15, 62); l’égal du Père; le Seigneur qui a reçu «tout pouvoir au ciel et sur la terre» ( Mt 28, 18). Jour de la Résurrection où le Fils de l’homme «envoie ses anges pour rassembler ses élus des quatre vents» (Mc 13, 27). Car, à l’invitation des anges messagers, les disciples dispersés par la Passion de nouveau se rassemblent autour du Seigneur de gloire.

Ainsi le Jour du Seigneur – jour de colère et jour de miséricorde, temps pour mourir et temps pour ressusciter – a plus de 24 heures. Il a commencé avec la Pâque de Jésus, il ne s’achèvera qu’avec ce monde, lors de la grande et définitive Pâque de l’Église et de l’Univers. Entre-temps, chaque jour peut être et doit être pour nous le Jour du Seigneur, le temps du passage. Bien sûr, pour chacun de nous, ce Jour du Seigneur, ce sera par excellence le grand passage de la mort. Quand, comme dit l’Ecclésiaste, «viennent les jours mauvais et qu’arrivent les années dont tu diras : ‘Je ne les aime pas’ ; quand s’obscurcissent le soleil et la lumière, la lune et les étoiles, et que reviennent les nuages après la pluie» (Qo 12, 1-2). Ce n’est pas la fin du monde, mais c’est la fin d’un monde, le mien. Ce sera d’abord la plongée dans les terribles dépendances du grand âge puis la souveraine passivité de la mort, quand il me faudra ouvrir les mains et lâcher prise sur tout. Mais ce sera dans l’espérance qu’alors, au cœur même des ténèbres, je «verrai le Fils de l’homme venant [à moi, pour moi] avec grande puissance et gloire».

Cela dit, cette grande Pâque de la mort est précédée dans notre vie par toutes sortes de petites Pâques qui nous y préparent. Que surviennent, dans le cours bien huilé de nos existences, l’échec ou la maladie, les conflits et les trahisons, et voilà que nos équilibres précaires sont ébranlés, nos cadres familiers volent en éclat. Bref, notre monde vacille. Plus d’appui, plus de repère. J’ai l’impression pénible de ne plus rien maîtriser dans ma vie. Comme si elle m’échappait.

Et c’est très bien ainsi. C’est très bien, car c’est alors l’heure de la visite de Dieu. L’heure où le Fils de l’homme peut vraiment entrer dans ma vie «avec grande puissance et gloire». Car il n’y a pas alors d’autre solution pour moi que de mettre enfin en pratique ce que depuis si longtemps je proclame de ma bouche: Que Jésus est mon Seigneur. Car s’il est le Seigneur et le Maître de ma vie, il ne s’agit plus tant pour moi de lui confier la réussite de tel ou tel projet personnel ou familial. Il s’agit de m’abandonner et d’entrer résolument dans son projet à lui. C’est alors que le Seigneur envoie ses anges; ils «rassemblent mon cœur pour qu’il craigne son Nom» (Ps 86, 11). Ils l’unifient autour de l’unique Nécessaire, la simple adhésion à la volonté du Père, source de toute stabilité. Car les puissances des cieux peuvent être ébranlées, «le ciel et la terre peuvent passer, mais ma parole, dit Jésus, ne passera pas» (Mc 13, 31).