Homélie du 3 février 2008 - 4e DO

Les béatitudes

par

fr. François Daguet

Dans ce évangile des béatitudes, Jésus, qui apparaît bien comme le nouveau Moïse, sur cette montagne qui est le nouveau Sinaï, enseigne ses disciples, c’est-à-dire tout homme qui cherche à le suivre. Et il nous livre cette Loi nouvelle, cette charte de la vie chrétienne que forment les béatitudes. C’est toute la physionomie de la vie chrétienne qui y est contenue, c’est le programme de vie et de progrès spirituel du chrétien qui nous sont enseignés par le Christ lui-même. C’est à nous que cet enseignement s’adresse.

La réaction première qui jaillit de notre écoute ou de notre lecture attentive est sans doute que ce programme n’est en rien conforme à nos inclinations les plus spontanées. Personne n’envisage spontanément le bonheur à travers la pauvreté, l’humilité, la faim et la soif, les persécutions et les insultes. Nous pensons plutôt en termes d’épanouissement, de satisfaction, de plénitude. En fait, les paroles de Jésus annoncent et provoquent un bouleversement de l’ordre du monde, un «renversement des valeurs» (Benoît XVI), une nouvelle conception de l’homme et du monde. Il serait mensonger de passer cela sous silence. Et si nous en doutions, les paroles de Paul entendues dans la deuxième lecture en sont l’écho immédiat: «ce qu’il y a de fou dans le monde, voilà ce que Dieu a choisi pour couvrir de confusion les sages; ce qu’il y a de faible dans le monde, voilà ce que Dieu a choisi pour couvrir de confusion ce qui est fort; ce qui n’est rien, voilà ce que Dieu a choisi pour détruire ce qui est quelque chose» (1 Co 1, 26-31). Il n’est pas très surprenant, à la vérité, que pareille annonce ait maintes fois suscité le rejet. «Ces paroles sont trop dures, qui peut les entendre?», diront bientôt nombre de disciples. Plus près de nous, Frédéric Nietzsche fulminera contre cette religion du ressentiment et de la privation, qui préfère les pleurs au rire, la faiblesse à la force. Cette morale du christianisme n’est rien d’autre, dira-t-il, qu’ «un crime capital contre la vie».

Eh bien, ce jugement reste à la surface des choses. Il s’en tient à une lecture sommaire, il ne voit pas le trésor caché dans l’évangile des béatitudes. Si l’on y regarde de près, on distingue deux aspects au sein de ces huit béatitudes. Il y a d’abord celles qui se réfèrent à ce qu’il y a de plus haut en nous en nous invitant à le cultiver. La pauvreté du cœur, et non l’accumulation des richesses, la douceur, la pureté du cœur, la justice et non la dureté, la corruption, l’iniquité: au fond, ces vertus qui sont à l’opposé d’un bonheur fondé sur cette volonté de puissance en laquelle Nietzsche voit le moyen de s’accomplir. Cela, une haute conception humaine du bonheur nous aide, sinon à le vivre, du moins à le comprendre. Car si nous devons à la morale grecque la connaissance de ce qu’est une vertu, une perfection, c’est parce les Grecs ont compris très tôt, dès Homère, que l’hybris, l’orgueil, la démesure humaine ne pouvait que mener l’homme à sa perte. C’est en ce sens que l’on peut reconnaître une certaine continuité entre une morale humaine du bonheur et la morale des béatitudes. Cette exigence humaine de la mesure, qu’exprime la vertu, le Christ nous en découvre la vérité profonde dans ce Sermon sur la montagne.

Mais il y a encore le second groupe des béatitudes, celle des affligés, de ceux qui pleurent, qui sont persécutés et insultés: celles-là sont incompatibles, contraires à toute conception humaine du bonheur. Serait-ce que le Christ nous invite à la souffrance pour elle-même, à nous amputer de ce qui nous serait le plus propre? Non pas: il nous invite à reconnaître, au cœur des tribulations de notre vie, la marque de la résurrection. Il nous invite à expérimenter, concrètement, vitalement, que la puissance de la résurrection nous est donnée lorsque la croix se plante dans notre vie, que la vie du Christ en nous est plus puissante que toute souffrance humaine parce que, sans la supprimer, elle la transforme. C’est bien cela, encore une fois, que nous décrit Paul de sa propre vie: «On nous croit tristes, et nous sommes joyeux; pauvres, et nous faisons tant de riches; démunis de tout, et nous possédons tout» (2 Co 6, 9-10). Tant de saints, après lui, témoignent de cela – et c’est sans doute leur rôle à notre égard. La joie de Dominique et de François d’Assise ne les empêchait pas de pleurer pour le salut des hommes, c’est plutôt la joie qui jaillissait de leurs larmes. Il ne s’agit pas d’être heureux grâce aux souffrances – ce serait une perversion – mais de découvrir la présence du Christ dans les peines et l’affliction.

Nous comprenons mieux, alors, que la vie des béatitudes est une conformation de notre vie à celle du Christ, une invitation à le rejoindre dans les joies et jusque dans les peines. Car, quel est celui qui le premier, et au plus haut point, a vécu pauvre de cœur mais insulté, doux, assoiffé de justice, le cœur pur, artisan de paix, mais affligé, en pleurs et persécuté …? Les béatitudes sont à lire et à vivre à la lumière de la Croix, de la passion et de la résurrection de Jésus. La vie du disciple est configurée à celle du Christ, au point que «Je vis, dit saint Paul, mais ce n’est plus moi, c’est le Christ qui vit en moi» (Ga 2, 20). Les mots sont faibles pour exprimer quelque chose qui doit d’abord être vécu. Mais une fois qu’on l’a expérimenté, une nouvelle dimension s’ouvre dans notre vie, celle de la charité, de l’amour de Dieu, qui pénètre ce qu’il y a de plus grand dans le bonheur humain, l’amour conjugal, l’amour familial et jusqu’à l’amitié, si essentielle au bonheur. C’est une profondeur nouvelle que celle des béatitudes, dans laquelle s’inscrit le bonheur de l’homme, et qui nous incite à nous détourner des conceptions trop faciles de ce bonheur.

Ce choix pour la morale des béatitudes ne va pas de soi, précisément parce qu’il nous conduit à contenir des inclinations que nous portons vers des biens naturels, plus encore à refuser le bonheur produit par notre volonté de puissance. Mais ce n’est plus livrés aux seuls moyens humains que nous essayons d’atteindre ce bonheur vrai, c’est unis au Christ et appuyés sur sa victoire acquise sur la mort que nous sommes certains d’y parvenir. Et les promesses associées à chaque béatitude – bienheureux les cœurs purs, ils verront Dieu…  – ne sont pas seulement pour demain, pour la vie éternelle, elles valent pour son anticipation qu’est notre vie présente. L’évangile des béatitudes n’est pas celui des lendemains qui chantent, il est celui de l’aujourd’hui qui sourit, parce qu’il est éclairé de la présence aimante du Christ.