Homélie du 9 septembre 2001 - 23e DO

«L’homme est fait pour ce qui le dépasse»

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Au bout du compte, frères et sœurs, pour être ses disciples, faut-il en prendre ou en laisser? Faut-il laisser père, mère, frères et sœurs, femme et enfant, ou bien faut-il prendre sa croix? Doit-on accumuler des matériaux de construction, ou bien liquider les stocks, «renoncer à tous ses biens»? En réalité, comme toujours avec Jésus, on ferait fausse route en attendant de lui des mots d’ordre sur ce qu’il faut faire ou ne pas faire. Non, frères et sœurs, la vie qu’il est venu inaugurer est une mystique avant d’être une morale, et c’est de vie mystique qu’il est question dans l’évangile d’aujourd’hui, où Jésus affirme solennellement trois conditions sine qua non pour être son disciple.

Tout d’abord, il faut préférer Jésus à ses parents. Pourtant, si quelqu’un attire naturellement notre amour, n’est-ce pas notre mère ou notre père, sans lesquels nous n’existerions même pas? Pour que la prétention de Jésus ait quelque fondement, il faut que nous lui devions plus qu’à nos parents, plus que la vie même! C’est justement ce que Jésus prétend: Verbe de Dieu, Dieu lui-même qui éclaire tout homme venant en ce monde, il est plus indispensable à ma vie que mes parents, par le ministère desquels il est passé pour m’attirer à l’existence! Fils de Dieu, Dieu lui-même, Jésus m’attire, à travers l’image terrestre de mes parents, vers un mystère plus grand. Oui, au-delà des engendrements de ce monde, un Père divin et transcendant appelle à la vie quiconque ouvre les yeux à la lumière! C’est cela que saint Paul écrit à Philémon en l’invitant à voir dans son esclave Onésime baptisé, non plus un simple homme réduit en servitude, mais un fils du Père comme lui, un frère!

«Si quelqu’un ne me préfère pas à ses parents et même à sa propre vie, il n’est pas digne d’être mon disciple!»: Jésus invite l’homme, en toute vérité, à préférer la cause à ses effets, la source au fleuve, celui qui donne plutôt que ses dons, le Père des cieux, plutôt que tous les parents de la terre! En réalité, aucun être humain vivant sur cette terre n’est de ce monde! La vocation humaine n’est pas de ramper sur la terre, mais de voler vers le ciel!

Pour qui a compris que «la vraie vie est ailleurs», l’existence ici-bas s’avère à jamais étriquée, comparée à celle qu’il espère, à celle pour laquelle il est fait! frères et sœurs, il n’y a de vocation que céleste: la vie terrestre est trop horizontale par rapport à la verticale que l’appel du Père au bonheur a planté dans nos vies! Voilà pourquoi tout chemin en ce bas monde a la forme d’un chemin de croix! Voilà pourquoi Jésus ajoute cette deuxième description de son disciple: «celui qui ne porte pas sa croix pour marcher derrière moi ne peut pas être mon disciple!»

En toute vérité, se reconnaître fils et fille du Père, c’est se découvrir frères et sœurs du Fils Unique. Car le Fils n’a pas retenu le rang qui l’égalait à Dieu, mais il a partagé en tout la condition humaine, excepté le péché, portant tous nos malheurs, et notre mort, en en révélant la figure absolue de toute existence humaine dans son propre chemin de croix! «Celui qui ne porte pas sa croix pour marcher derrière moi ne peut pas être mon disciple!»

Cependant, être le disciple de Jésus, serait-ce seulement se résigner à la condition humaine? Apprendre à vivre, à l’école de Jésus, serait-ce simplement apprendre à mourir? Si tel était le cas, Jésus ne serait rien de plus qu’un maître spirituel, un consolateur comme le monde en a sécrété par dizaines, qui apprennent à l’homme à bien ramper plutôt qu’à vouloir voler, à dissiper ses rêves de ciel comme autant d’illusions et finalement à négliger Dieu comme un Rien ou comme un Tout, peu importe, en tout cas comme une indéchiffrable énigme, l’éteignoir absolu de nos curiosités! comme le disait le demi-sage de la première lecture: «nous avons de la peine à nous représenter ce qui est sur terre et nous trouvons avec effort ce qui est à portée de la main; qui donc a découvert ce qui est dans les cieux?»

Dieu merci, tel n’est pas le dernier mot de Jésus: la vie à sa suite n’est pas seulement un chemin, elle est un chantier, comme de bâtir une tour; elle n’est pas une résignation, elle est un combat, comme de partir en guerre contre un autre roi! Traversée par le désir du ciel sur la terre, de la paix dans la guerre, de la beauté dans la laideur, la vie humaine n’est pas une absurde expédition vers la mort, c’est un gratte-ciel toujours en construction, une conquête jamais achevée, une ambassade jusqu’au bout incertaine! Car la vie chrétienne s’avère plus qu’une vie humaine: faire son salut, conquérir le paradis, voir le Père n’est pas à la portée de nos forces naturelles!

Aujourd’hui, Jésus vient radicaliser la désespérance naturelle des hommes qui découvrent qu’ils désirent la lune: en vérité, l’homme est fait pour ce qui le dépasse! mais cela ne doit pas nous faire basculer dans le néant, au contraire, Jésus vient nous retourner enfin vers le seul moyen qui nous fera entrer dans le pays dont nous rêvons: un don de Dieu, Dieu lui-même se donnant! Ce moyen est double: «Renoncer à tous ses biens» et «demander la paix».

«Renoncer à tous ses biens». Certes, pour construire ou combattre, il faut prévoir, et calculer, et ruser parfois; pourtant Jésus nous invite à l’inverse: il faut cesser de prendre appui sur rien de terrestre! consentir à recevoir d’un Autre ce qui nous est nécessaire! De même que nous avons reçu la vie naturelle sans l’avoir demandée, recevoir de Lui la vie surnaturelle, la grâce, qui seule peut combler nos désirs de vie éternelle! Frères et sœurs, pour être le disciple de Jésus, il ne suffit pas de s’être reconnu fils ou fille du Père, de se découvrir frères et sœurs du Fils; il faut encore devenir désirants, amoureux de l’Esprit saint; voilà pourquoi il y a cette troisième condition: «celui d’entre vous qui ne renonce pas à tous ses biens ne peut pas être mon disciple». Nous devons renoncer à tous nos biens relatifs pour demander le seul Bon absolu, qui est Dieu. Là est le secret ultime de toute vie humaine et de toute vie chrétienne: acquérir l’Esprit Saint!

«Envoyer, pendant que l’autre est encore loin, une délégation pour demander la paix»: prier, prier sans cesse, demander Dieu au seul qui peut donner Dieu, c’est-à-dire demander la ressource de Dieu, la force de Dieu, demander l’Esprit de Dieu! Le demander au Père, pendant qu’il est encore loin, par l’ambassade du Fils qui s’est fait si proche de nous que nous le mangeons et que nous le buvons!

Comme vous le voyez, frères et sœurs, nous sommes loin d’un enseignement moralisateur sur le détachement: il s’agit ici de la définition même de la vocation humaine et chrétienne. être disciple de Jésus c’est reconnaître que l’homme vient de plus loin que l’homme, pour entrer dans la vie même de Dieu Père, Fils et Esprit Saint! Avoir moins d’ambition à la suite de Jésus ferait de nous des Christophe Colomb sans Amérique. Ce qu’à Dieu ne plaise! Amen.