Homélie du 10 avril 2020 - Vendredi saint : Célébration de la Passion

L’injustice la plus grande et la plus proche de nous

par

fr. Timothée Lagabrielle

Il y a beaucoup de malheurs dans le monde.

Ce n’est pas nouveau, ce n’est pas seulement depuis quelques semaines avec cette pandémie, mais c’est le cas depuis des millénaires : les maux abondent sur la Terre. Il y a beaucoup de maux mais tous ne nous touchent pas de la même façon, tous ne nous touchent pas autant. Les journalistes le savent bien et, aux informations, ils font une sélection pour savoir quels événements traiter. Cette sélection se fait selon deux critères : d’une part l’importance de l’événement, sa gravité ; et d’autre part sa proximité avec nous. Quand il arrive un grand événement – qu’il soit d’ailleurs bon ou mauvais – chez nous, il focalise toute l’attention, on ne parle plus que de cela. Les petits événements n’intéressent que la presse locale ou les conversations de la maison. Et, si un événement se passe loin, il faut qu’il soit très important pour attirer notre attention, ou bien il faut qu’il nous soit proche d’une autre façon : par exemple parce qu’il implique des gens qui nous sont proches ou parce qu’il pourrait avoir des répercussions chez nous.

Nous-mêmes, nous traitons les événements et les maux de cette façon-là. Le jour où je suis pris d’une grosse migraine, les malheurs des autres ont plus de mal à attirer mon attention, c’est comme si ma compassion était limitée par ce mal très proche de moi, comme si ce mal que je ressens en moi-même m’empêche de recevoir le mal des autres.

Il y a donc deux critères : l’importance et la proximité. Mais alors, pourquoi aujourd’hui accorder tant d’importance à la Passion et à la mort du Christ. Pourquoi la mort d’un seul homme qui a eu lieu si loin et il y a si longtemps nous occupe-t-elle autant ? N’y a-t-il pas quelque chose de disproportionné dans le contexte où nous sommes avec cette célébration d’aujourd’hui qui se déroule, par rapport au monde extérieur, presque comme si de rien n’était ?

Reprenons nos deux critères : la gravité de l’événement et sa proximité.

Pour la gravité, si nous regardons extérieurement, nous pouvons trouver que la Passion du Christ n’est pas aussi douloureuse que d’autres morts : Elle ne concerne qu’une seule personne quand d’autres drames touchent des milliers. Le Christ n’a souffert que quelques heures quand d’autres souffrent pendant des mois avant de mourir. De même, il meurt entouré du disciple qu’il aimait, des saintes femmes dont il était proche, de sa mère, donc près de la Vierge Marie, quand d’autres meurent seuls, soit parce qu’ils n’ont personne de proche, soit parce qu’ils sont séparés de leurs proches.

Et pourtant, malgré ces différences qui sembleraient rendre d’autres douleurs beaucoup plus graves, la souffrance du Christ est incomparable à toutes les autres. Mais ce n’est pas tellement à cause de ce qu’il a subit, mais surtout à cause de celui qui la subit : Contrairement à tous les autres hommes qui souffrent et meurent, Jésus est tout à fait innocent. Nous, nous sommes parfois directement responsables de nos souffrances, ou en tout cas, si nous pouvons dire : « Je suis innocent de ce qui m’arrive », nous ne pouvons pas dire : « Je suis innocent » tout court. Parce que nous sommes marqués par nos péchés, il y a donc une forme de justice dans ce que nous endurons, même si nous ne savons pas toujours expliquer le rapport entre le péché et telle souffrance. La Passion du Christ, au contraire, est une injustice immense, incomparable, sans commune mesure avec toutes les autres injustices.

Lui qui ne sait qu’aimer, lui qui ne sait que vouloir le bien, il est tué par ceux qu’il aime, par ceux à qui il a fait le bien. C’est cela qui cause une douleur incomparable en l’âme du Christ. Sa souffrance est ainsi la plus grande de toutes. C’est en cela que cet événement est si important.

Pour la proximité, cette Passion ne nous est pas lointaine car le Christ nous associe à sa Passion. Par sa Passion, le Christ se fait proche de nous. C’est pour porter nos péchés qu’il a pris chair, qu’il a supporté le poids des journées humaines jusqu’à souffrir cette Passion. Et il porte nos péchés dans le détail. Il porte chacun de nous personnellement.

Il y a entre le Christ et nous une grande différence : puisque nous sommes limités, notre amour n’arrive pas à être à la fois large et intense. Il se dilue quand le nombre de destinataires augmente. Si on aime plus de personne, nous n’arrivons pas à leur donner autant d’attention : « Qui trop embrasse mal étreint ». Au contraire, l’amour du Fils de Dieu est à la fois intensif et extensif : il a un amour pour chacun de nous et cet amour est sans limite. Il ainsi pu rejoindre chacun de nous personnellement dans sa Passion, les effets de l’amour déployé dans ces quelques heures nous rejoignent personnellement.
Cette souffrance la plus grande et cette proximité : Voilà pourquoi nous écoutons ce récit de la Passion du Christ, pourquoi nous cherchons à nous y unir par nos célébrations, par notre vie de prière, par toute notre vie. Ce récit nous concerne. Ce n’est pas lointain et anecdotique. Nous y avons une place. Voilà pourquoi nous allons l’écouter et voilà comment nous allons l’écouter : en sachant que ce récit nous concerne, qu’il parle de nous. Dans les turbulences du monde, regarder la Passion du Christ, nous focaliser sur cet événement n’est pas une fuite de notre présent. Au contraire, c’est là que se trouve le sens de nos épreuves, dans cet amour du Christ qui nous a porté dans sa Passion