Homélie du 20 novembre 2005 - Solennité du Christ-Roi

Miséricordieuse justice, juste miséricorde

par

Avatar

Au musée Goya de Castres, un vaste tableau au fond d’une salle représente de manière saisissante le jugement dernier. Un Christ majestueux est assis tout en haut sur un trône. Au dessous, des anges armés d’épée repoussent des foules effrayées et nues de la gauche du Christ vers des flammes qui remplissent tout l’horizon, tandis qu’un groupe symétrique jouit d’une vie pleine de charme. Dans l’admirable petite église bretonne de Kernascleden, une fresque met en scène une danse macabre où des squelettes alternent avec des personnages habillés représentant tous les états et tous les rangs, laïcs et ecclésiastiques, dont un cardinal dans sa belle soutane rouge. Que les personnages soient nus ou habillés, le message est clair: nous sommes égaux devant la mort et le jour vient du jugement où aucun oripeau, aucune vanité ne pourra nous dissimuler et où nos seuls ornements seront nos œuvres de sainteté.

L’Évangile du jugement dernier nous montre dans le Christ Roi un juste juge qui sépare les brebis et les boucs. Le livre d’Ézéchiel nous représente le Seigneur comme un bon pasteur plein de tendresse pour ses brebis, spécialement les brebis perdues, blessées et malades, mais déjà cette tendresse protectrice est accompagnée de l’annonce d’une séparation d’avec ce qui leur est nuisible. L’accomplissement de la justice est une bonne nouvelle pour les justes: Bienheureux les affamés et assoiffés de justice, car ils seront rassasiés. Tant de crimes impunis depuis tant de siècles crient vengeance à la face de Dieu. Bagatelles que ces hommes torturés, que ces femmes mutilées, que ces enfants violentés? Peccadilles que ces millions de personnes gazées, noyées, brûlées? Notre époque aime mieux dépeindre le temps de la miséricorde. Elle n’a pas tort d’encourager notre confiance pour le temps laissé à notre repentir, mais l’Évangile nous place aussi devant une justice finale qui sépare le mal du bien et nous accule à choisir notre camp pour l’éternité: vie éternelle ou feu et peine éternels.

L’inquiétude que nous pourrions donc ressentir à la vue de cette fresque du jugement dernier n’a pas à être rassurée au prix d’une anesthésie de la conscience. Les prophètes, Jésus dans l’Évangile, la Vierge Marie dans plusieurs apparitions, nous éveillent, nous stimulent, nous inquiètent quant à notre responsabilité. Que l’Église ait pu hier avoir la main lourde dans sa manière de relayer le message, peut-être, mais son silence aujourd’hui serait non moins inquiétant s’il devait, au nom de la miséricorde, profiter à l’impunité des méchants et laisser à jamais les pauvres et les petits en proie à l’humiliation, à la spoliation et à l’extermination. Toute la Parole de Dieu protesterait contre une telle injustice et une telle infidélité. Et si, par impossible, Dieu avait la désinvolture de méconnaître à jamais le cri de ses enfants, je préfèrerais être un athée indigné qu’un croyant résigné. Mais il ne peut en être ainsi. Toute l’Écriture nous montre que la justice de Dieu ne diffère pas de sa miséricorde. Et c’est pourquoi aussi, l’Évangile d’aujourd’hui nous indique expressément que la mesure selon laquelle nous sommes jugés est constituée par ces &œuvres de miséricorde envers ceux qui sont affamés, assoiffés, étrangers, nus, malades ou prisonniers, ceux que le Christ appelle les plus petits d’entre ses frères: Bienheureux les miséricordieux, car ils obtiendront miséricorde. Et si l’inquiétude est salutaire, l’Évangile double la dose, car ni les élus ni les réprouvés ne s’étaient aperçus que ce qu’ils faisaient à ces petits, ils le faisaient à Jésus même. Heureuse nouvelle pour les uns mais tragique pour les autres. Ailleurs l’Évangile met sur les lèvres du Seigneur une de ses plus terribles sentences: je ne vous connais pas.

Frères et sœurs, la solennité du Christ Roi est le point d’orgue de l’année liturgique. Nous célébrons avec faste celui qui est l’Alpha et l’Oméga, le Principe et la Fin, le prince des rois de la terre. Mais c’est aussi la fête de tous ces petits, oubliés des hommes mais inscrits dans la mémoire de Dieu, auquel le Christ s’identifie et fait justice.

Alors que j’étais adolescent, une vieille dame, à la sortie de la gare, vendait, emballés dans un méchant papier de journal, des bouquets de fleurs fanées. Elle n’ouvrait pas la bouche et ne regardait pas même ses clients potentiels. Et je passais, pressé et indifférent comme beaucoup, étonné une fois de voir quelqu’un s’arrêter, acheter comme un bien précieux cette marchandise ridicule et gagner en retour un sourire d’une infinie douceur et gratitude. J’ai compris ensuite que la dignité qu’il lui donnait ainsi valait plus que la pièce échangée contre les fleurs fanées. J’ai voulu, moi aussi, acheter un bouquet. Mais il était trop tard: je n’ai jamais retrouvé la pauvre femme. Et dans ma nuit de pécheur, je continue de murmurer: pardon, madame; pardon, Jésus.