Homélie du 26 février 2017 - 8e dimanche du T.O.

Ne nous trompons pas d’inquiétude

par

fr. Henry Donneaud

Que peut faire un prédicateur pour que les fidèles qui l’écoutent ne sombrent pas rapidement dans la distraction, l’ennui, voire la somnolence ? Que peut-il faire pour que l’Évangile que le diacre vient de proclamer ne reste pas une parole rituelle aussitôt oubliée, mais devienne nourriture très concrète pour fortifier chaque semaine notre vie chrétienne ? Qu’il imite le maître prédicateur, Jésus ! Comment procède Jésus pour toucher nos esprits et nos cœurs ? Il provoque. Provoquer, c’est susciter chez l’auditeur une réaction de surprise par contraste entre l’intention sérieuse du prédicateur et l’irréalisme apparemment stupide de ce qu’il dit.
Que nous dit Jésus aujourd’hui ? Six fois, il nous répète ce paradoxe : ne vous inquiétez pas de ce qui est indispensable ; ne vous souciez pas de ce sans quoi vous ne pouvez pas vivre.
Ne vous inquiétez pas pour votre vie de ce que vous mangerez (Mt 6, 24). Voilà pour les courses et le marché. — Qui d’entre vous peut, en s’inquiétant, ajouter une seule coudée à la longueur de sa vie ? (Mt 6, 27). Voilà pour les visites au médecin ou les séances de sport. — Et du vêtement, pourquoi vous inquiéter ? (Mt 6, 28) Voilà pour les soldes et la lessive. — Ne vous inquiétez donc pas en disant : qu’allons-nous manger ? qu’allons-nous boire ? de quoi allons-nous nous vêtir ? (Mt 6, 31). Voilà pour les mille besognes domestiques de notre quotidien. — Ne vous inquiétez pas du lendemain : demain s’inquiètera de lui-même (Mt 6, 34). Voilà pour ce qu’on appelle tout simplement prudence et prévoyance.

Jésus ne s’adresse pourtant pas à de riches rentiers oisifs et repus. Il parle au petit peuple de Galilée, à ces pauvres gens qui peinent chaque jour pour gagner leur pain et leur vêtement, pour entretenir leur logement et leur santé. Jésus sait combien est sérieux et difficile ce labeur quotidien, avec ses milles soucis, épreuves, fragilités, précarités, accidents, chômage, échecs. Il connaît de près ce qui préoccupe toute personne simple et normale. Alors pourquoi nous demande-t-il de cesser de nous en inquiéter ? Et pourquoi propose-t-il une solution qui frôle l’irresponsabilité : ne vous inquiétez pas de tout cela car Dieu s’en occupe pour vous.
Puis-je raisonnablement cesser de gagner mon pain, de soigner ma tenue vestimentaire, d’entretenir ma santé ? Dois-je me débarrasser sur Dieu de tous mes soucis en cessant de m’en occuper moi-même ? Est-ce cela que demande Jésus ? Sûrement pas. Alors pourquoi le dit-il ? Pour me provoquer à aller plus loin dans la compréhension du salut qu’il vient m’apporter. Pour me provoquer à ouvrir les yeux sur ce que les soucis bien réels de la vie risquent de me cacher. Pour me provoquer à transformer une inquiétude anxieuse et paralysante qui me conduit à la mort en une inquiétude amoureuse, libératrice et vivifiante.

Revenons à notre texte. Le verbe grec qu’utilisent les évangélistes, μεριμνάω, ne signifie pas s’occuper, s’affairer, s’activer, mais se préoccuper avec inquiétude. La préoccupation inquiète n’est pas n’importe quelle occupation, mais celle qui envahit le plus profond de notre cœur, d’une manière exclusive ; celle qui nous obsède de façon totalitaire. Jésus ne nous dit donc pas : ne vous occupez pas de ce que vous mangerez, ne vous occupez pas de vos vêtements, de votre travail, de votre maison, de votre famille, mais : ne vous préoccupez pas de tout cela comme de ce qui serait le plus important, comme de ce qui serait l’horizon de toute votre vie, comme de ce qui vous inquiéterait le plus et serait le trésor de votre cœur.
En fait, Jésus nous invite aujourd’hui à bien choisir notre préoccupation majeure, à bien discerner quelle doit être notre inquiétude principale. Car nous ne pouvons pas avoir deux inquiétudes maîtresses au fond du cœur, mais une seule : Nul ne peut servir deux maîtres : où il haïra l’un et aimera l’autre, ou il s’attachera à l’un et méprisera l’autre (Mt 6, 24). Jésus ne nous demande donc pas de renoncer à toute inquiétude, à rester immobiles et apathiques, ce qui reviendrait à nous traiter comme des machines ou des jouets inertes entre ses mains. Il nous demande de ne pas nous tromper d’inquiétude. Il nous appelle à déterminer par nous-mêmes à quelle inquiétude centrale nous voulons consacrer notre cœur.

Voilà pourquoi l’essentiel de son propos tient dans cette phrase décisive : Cherchez d’abord le Royaume de votre Père céleste et sa justice, et tout cela vous sera donné par surcroît (Mt 6, 33). Cherchez d’abord et s’inquiéter, c’est la même chose. On cherche d’abord ce qui nous manque le plus, ce que l’on perçoit comme le plus important, ce qui manque le plus à notre bonheur et à notre repos. Et l’inquiétude n’est pas autre chose que la racine de cette recherche, la perception aiguë du manque de cet essentiel. Chercher d’abord le Royaume de Dieu, c’est faire du désir de Dieu notre inquiétude majeure, le cœur de nos préoccupations. C’est percevoir et comprendre que notre Père du Ciel est la clé de notre bonheur, et que c’est en lui et en lui seul que nous devons placer notre désir le plus profond, alors même que nous nous savons loin de lui, loin de sa volonté et de sa perfection d’amour.

Saint Paul lui-même, dans la première épître aux Corinthiens, nous parle de ces deux types d’inquiétude majeure : s’inquiéter des affaires du Seigneur ou s’inquiéter des affaires du monde (1 Co 7, 32-33). Il y a l’inquiétude d’en haut, qui nous tourne vers Dieu et excite notre désir de le voir, de vivre par lui, avec lui et en lui. Il y a l’inquiétude d’en bas, qui nous replie, nous enferme en nous-même et nous courbe vers la mort. Et c’est bien à nous, à chacun de nous, créature libre appelée à la liberté, de choisir notre inquiétude majeure, de choisir ce que nous voulons désirer le plus, aimer le plus. Toute notre vie chrétienne, tout son dynamisme, tout son fruit, ses progrès ou ses reculs, dépendent de ce choix fondamental, de cette orientation que nous donnons à notre chemin.
Cherchez d’abord le Royaume, faire de Dieu notre inquiétude majeure, ce n’est d’ailleurs par partir à sa conquête, du haut de nos propres forces. C’est le laisser Dieu lui-même nous trouver, nous rejoindre ; c’est l’appeler et tendre les mains vers lui. Car c’est bien lui qui nous a aimé le premier et qui vient à notre rencontre. C’est lui qui dépose et excite en nous, par sa grâce, ce désir du Royaume que nous avons chacun à accueillir, à cultiver, à faire fructifier.

À la différence de l’inquiétude d’en bas, qui nous paralyse et nous asphyxie en nous interdisant de respirer l’air des hauteurs, l’air de la pureté, de la beauté et de la joie divine, l’inquiétude d’en haut, loin d’éliminer en nous les soucis du monde, les assume au contraire, et les redresse. Voilà pourquoi le chrétien vraiment et radicalement préoccupé par le Royaume de Dieu ne méprise aucune des inquiétudes et désirs de ce monde, mais les oriente vers le haut et laisse le Seigneur, qui sait que nous avons besoin de tout cela (Mt 6, 32), tout faire concourir à notre bien.

À la différence de l’inquiétude d’en bas, qui est fondamentalement égoïste, égocentrée, l’inquiétude d’en haut nous ouvre à l’autre, à Dieu, en même temps qu’à nos frères. Chercher Dieu c’est d’abord prendre au sérieux l’écoute personnelle et intime de sa Parole, c’est donner la priorité au dialogue intime avec lui dans l’oraison, c’est s’ouvrir radicalement à tous les sacrements par lesquels il vient lui-même nous guérir et vivifier. Mais se préoccuper de Dieu c’est aussi, et du même élan, se préoccuper de nos frères, avoir souci d’eux, de leurs besoins, en particulier les plus faibles et les plus souffrants : Dieu a disposé le corps de l’Église de manière à donner davantage d’honneur à ce qui en manque, afin qu’il n’y ait point de division dans le corps, mais qu’au contraire les membres se préoccupent mutuellement les uns des autres (1 Co 12, 28). Se préoccuper de nos frères, c’est à la fois leur venir en aide dans leurs besoins essentiels de chaque jour, mais aussi se préoccuper ardemment de leur salut, à l’exemple de saint Dominique : Mais que vont devenir les pécheurs ? Comment aider nos frères – englués dans les inquiétudes de ce monde et qui semblent ignorer complètement la recherche du Royaume – à laisser place en eux à la seule inquiétude vraiment libératrice ?

Oui, frères et sœurs, cherchons d’abord le Royaume de Dieu et sa justice. Ne nous laissons pas voler notre inquiétude véritable, celle qui nous construit et nous dynamise, celle que Dieu suscite en nous pour que nous devenions vraiment nous-mêmes, ses enfants, amoureux de lui. L’inquiétude qui nous prépare dès ici-bas à la paix véritable. La seule qui fait vraiment de nous des hommes et des femmes libres, des enfants de Dieu, des chercheurs de Dieu, des amis de Dieu.