Homélie du 2 septembre 2012 - 22e DO

Non à l’hypocrisie !

par

fr. Édouard Divry

Le Pharisien a fini par signifier simplement l’hypocrite. Les historiens reconnaissent de nos jours que les Pharisiens, groupe d’identité juive aux formes complexes, ont quelque peu «trinqué» au cours des âges à cause de ceux qui, hélas à juste titre, ont été mis sur la sellette dans les prédications de Jésus.

Ce groupe s’était séparé en fait pour bien faire, pour mieux réaliser l’œuvre de Dieu. Séparés, c’est ce que peut signifier étymologiquement le mot de pharisaïm. Une séparation qui n’avait pas comme but de créer la désunion avec les autres juifs, en entretenant un esprit de supériorité sur les autres, mais bien au contraire une pratique radicale de l’enseignement divin. En d’autres termes, les Pharisiens tentaient de reprendre le sens et la coutume de la séparation absolue du Peuple élu avec les usages païens, mais en vue de la conversion de toutes les nations au Dieu unique et à ses commandements. Séparation, mise à part, pour mieux permettre la conversion des hommes à Dieu et à ses préceptes. Par ce bel effort éthique et religieux, seuls les Pharisiens ont magistralement survécu à la destruction du Temple en 70 ap. J.-C. et au royaume d’Israël 65 ans plus tard, et ce à côté des chrétiens – et souvent malheureusement contre eux – les Pharisiens offrant au monde juif toute une série de grands Sages dont les débats ont été codifiées dans des écrits législatifs et paraboliques qui font la joie de beaucoup en nos jours: Talmudim, Midrashim, et autres textes.

Les chrétiens n’auraient donc retenu dans les Évangiles que l’aspect négatif de cette séparation pharisaïque. Sans doute, – mais la Providence l’aura voulu ainsi -, parce que nous sommes tous menacés, Juifs et chrétiens, par l’amour propre: «Ils sont petits, minutieux, scrupuleusement exacts dans leurs pratiques, remplis d’estime pour eux-mêmes, d’une extrême sensibilité, entêtés dans leurs idées, concentrés dans leur amour-propre, gênés et affectés dans leurs manières; rien de vrai, rien de simple, rien de naturel en eux. Rien n’est plus commun dans le christianisme que cette justice fausse et pharisaïque», écrivait naguère un grand maître spirituel (Père Jean-Nicolas Grou, 1895).

Ce comportement de rigidité, cette séparation orgueilleuse, stérile, replie l’homme sur lui-même en lui faisant oublier que la séparation, s’il y a séparation, doit l’orienter au bien, au salut de tous. La Parole de Dieu nous enseigne au contraire un décentrement de nous-mêmes vers Dieu et vers sa volonté universelle, féconde pour tous.

«Le Christ est mort pour tous, afin que ceux qui vivent ne vivent plus à eux-mêmes, mais à celui qui est mort pour eux» (2 Co 5, 15) enseigne Paul. Ce défaut des hommes qui vivent à eux-mêmes a souvent et justement été traduit par «ceux qui ont une vie centrée sur eux-mêmes». Il s’agit, dans le christianisme aussi, de produire un réel décentrement de soi par un recentrement radical en Dieu encore qu’il existe hélas un recentrement purement humain et spirituel, comme dans les bouddhisme, sans qu’il soit nécessairement mû par celui qui se révèle seul être «la Lumière du monde» (Jn 8, 12; 9, 5).

Dans le monde, bien des séparations sont vécues sous le mode de privilèges, de prérogatives obtenues par une caste qui cherche à tout prix à en conserver les avantages. L’Église a mis en garde contre cette mentalité autosuffisante et anti-évangélique. Et, pour manifester la pureté de ses intentions, elle n’a cessé d’affirmer depuis Vatican II qu’elle était prête à renoncer à ses propres privilèges, bien qu’acquis en toute justice, quand l’Évangile risquait de se trouver galvaudé par le scandale que pourraient représenter ceux-ci (cf. GS, n°76).

Dans les temps les plus récents, dans une société accusatrice, souvent compromise par le péché, le péché dit des Pharisiens, selon l’évangile d’aujourd’hui, ne se reporte-t-il pas en fait sur les édiles de la société civile quand ceux-ci se mettent à incriminer l’Église? Le péché d’orgueil n’est pas du côté des accusés, mais bien des accusateurs. Et qui dénoncera ce péché?

Si notre monde a perdu les sens du péché, ce que constatait déjà Pie XII au milieu du siècle dernier: «le péché de ce siècle est la perte du sens du péché», que dire aujourd’hui?
Il demeure heureusement une vérité occidentale assez bien reconnue et valorisée: la critique du tartuffe, le refus de celui qui pratique le langage double, la détestation de la double vérité. C’est sans doute notre seul rempart humain par rapport à la pratique de la Taqqiya ou du double langage – qui demeure une forme tout à fait reconnue par d’autres courants religieux en croissance en Europe.

En dépit de la lumière très nette dans le christianisme qu’il n’y a pas deux vérités (cf. Vatican I, Dei Filius, cap. 4, 3), certains chrétiens chercheront le compromis pour éviter la lutte. Ils tenteront toujours de trouver une solution pour s’accommoder des situations délicates au détriment de la vérité, eu égard à la difficulté réelle de rejoindre celle-ci, de l’étreindre, d’en pratiquer toutes les conséquences. N’est pas une autre forme de pharisianisme quand celui-ci signifie hypocrisie?

Même par rapport aux nouveaux Pharisiens de notre siècle commençant, même par rapport à ceux qui ne s’offusquent pas de dire une chose et de penser une autre, en songeant à l’évangile d’aujourd’hui, la question demeure pressante: «Domine, quid fient peccatores? Seigneur que vont devenir les pécheurs?» Cette question partant d’une âme si pleine de miséricorde, cette demande que posait saint Dominique lors de ses ardentes prières, bien qu’elle soit marquée aujourd’hui encore du sceau de l’urgence, semble n’avoir plus aucun sens pour bien de nos contemporains qui pensent que tous seront sauvés, ou même qui ne sentent plus aucun besoin de salut tant il est vrai qu’ils se reçoivent déjà si bien les uns les autres sur la terre avec ses immenses possibilités de bien-être, de plaisirs, de consommation sans fin, au point que la notion de salut paraît définitivement obsolète.

En contraste, la question des disciples de Jésus, celle de saint Dominique en particulier, nous aide à réfléchir sur notre vie chrétienne, notre apostolat. Celle de saint Pierre, en particulier, au terme du discours de Jésus sur le Pain de Vie à la synagogue de Capharnaüm, sermon que nous avons entendu tout ce mois dernier, et qui a provoqué une scission entre les croyants présents, cette question qui se pose à nous de manière cruciale: «Seigneur à qui irions-nous tu as les paroles de la vie éternelle?» (Jn 6, 68). Puissions-nous bien répondre à cette question au cours de l’année qui vient, sans appartenir au camp de la facilité et de l’hypocrisie! Un mot d’ordre pour finir, celui du frère Marcel-Jacques Dubois o. p. (2007) valable pour tout apostolat, et bien au-delà: «Refuser impitoyablement tout mensonge, toute esbroufe et toute hypocrisie».