Homélie du 1 décembre 2002 - 1er DA

Notre attente: la vie éternelle

par

fr. Serge-Thomas Bonino

Au fond, frères et sœurs, qu’attendons-nous? Qu’est-ce donc qui nous tient en éveil – les yeux ouverts, le cœur battant? Quel est le projet, quelle est l’espérance, qui nous met sous tension et qui, par conséquent, nous fait vivre? Car, c’est bien connu, l’espoir fait vivre. Celui qui n’attend plus rien de la vie, autant dire qu’il est déjà compté parmi les morts.

Or, nous les vivants, qu’attendons-nous? Oui? La fin du sermon? – D’accord. Dans le même genre, je peux ajouter: le gâteau du dimanche midi, le résultat du tiercé ce soir, le dénouement imminent de ma série favorite – qui tranchera l’attente angoissante: Johnny va-t-il enfin épouser la belle Cassandra? Attentes à court terme que tout cela. Amuse gueules du désir. En rester là, passer sa vie à courir à hue et à dia au gré des sollicitations immédiates, reviendrait à atomiser, à parcelliser, à pulvériser notre vie.

Grâce à Dieu, il y a en nous des désirs plus profonds, des attentes à plus long terme. Attentes qui mobilisent et unifient nos énergies, qui donnent un sens à la durée. Attente de l’adolescent qui construit peu à peu sa personnalité pour s’intégrer au monde des adultes et y jouer sa partition originale. Attente de la jeune femme qui compte les jours avant que l’enfant ne paraisse. Attentes sérieuses, constructives, que celles-là, mais attentes qui malgré tout restent partielles, limitées. Parce que le cœur de l’homme est ainsi fait que rien ne peut le saturer, que rien ne peut apaiser son désir, mettre un terme à son attente, sinon l’Infini de Dieu.

Oui, que nous le sachions ou non, nous sommes soulevés par une attente de fond. Il y a un but, une fin dernière, qui devrait aimanter, polariser, unifier tous nos désirs. C’est ce que nous appelons le bonheur ou encore le salut.

Il n’y a pas si longtemps, cette attente du salut s’incarnait volontiers dans de grands projets politiques: un Reich de mille ans pour les uns, un grand soir ou des matins qui chantent pour les autres. Aujourd’hui, le moins qu’on puisse dire, est que les idéaux historiques en général ont perdu à peu près toute force de mobilisation. Qu’on s’en réjouisse ou qu’on le déplore, l’homme occidental n’attend plus rien de l’histoire. Sinon qu’elle passe son chemin et le laisse tranquille.

Toute son espérance, il la reporte sur son bonheur individuel ou, au mieux, familial. Dérive malsaine d’une société blasée, tonneront certains. C’est vrai. Il rentre pas mal d’égoïsme dans ce repliement. Pourtant, tout n’est pas négatif dans cette tendance lourde de notre société. Naguère, le surinvestissement dans les grandes causes sociales, politiques ou humanitaires pouvait cacher, sous des dehors de générosité ou d’altruisme, une fuite en avant, un refus du vrai combat: celui de l’intériorité, de la conversion personnelle… Car il est parfois plus facile de prétendre changer le monde que de se changer soi-même. Et puis que sert à l’homme de gagner l’univers si c’est pour y laisser non seulement des plumes mais son âme? Pourquoi dès lors le repli individualiste, s’il était dûment évangélisé, purifié de ses scories égoïstes, ne déboucherait-il pas sur un légitime souci de soi, une recherche de spiritualité, de sagesse, qui, si elle est authentique, ne peut d’ailleurs qu’ouvrir au souci de l’autre?

Ce combat de l’intériorité, vous le savez, consiste essentiellement à défricher les désirs parasites, superficiels, qui étouffent les vrais désirs, ceux qui structurent en profondeur la personne. Or – j’y reviens – qu’est-ce que nous voulons au fond… sinon la vie. Nous voulons vivre. Non pas survivre, non pas vivoter, mais vivre à plein régime, à fond, toutes voiles déployées.

Évidemment, il ne faut pas se faire une idée trop rabougrie, trop mesquine de notre potentiel de vie. Pour certains, vivre à fond, c’est tout au mieux jouir d’une bonne forme physique dans un environnement sain avec un bon équilibre psychoaffectif. Bref, le bon air, un bon transit intestinal et tutto va bene.

Mais la vie biologique n’est évidemment pas le tout de la vie de l’homme. Elle n’est pas un but en soi. Elle n’est même qu’une condition de la vraie vie, qui, elle, est d’ordre spirituel. Vouloir vivre à fond, c’est vouloir comprendre intellectuellement les pourquoi et les comment des choses, c’est vouloir être libre, maître de sa vie, c’est vouloir se donner, aimer et être aimé.

L’amour. Parlons-en justement. Ingrédient indispensable à tout bonheur, l’amour, à y regarder de plus près, nous livre le secret décisif sur la nature même du bonheur: mon bonheur ne dépend pas que de moi. Le bonheur n’est pas une conquête qu’on saisit comme une proie: il est une grâce qu’on accueille comme un don. Car l’amour, c’est gratuit.Ça ne s’achète pas, ça ne s’impose pas, ça n’est même pas une récompense. «Celui qui offrirait toutes les richesses de sa maison pour acheter l’amour, dit l’Écriture, ne recueillerait que le mépris» (Ct 8, 7). Il n’aurait rien compris au mystère de l’amour. Car, voyez-vous, être aimé, avoir du prix aux yeux de quelqu’un, être son unique, ce n’est pas un droit. C’est une grâce, une grâce extraordinaire qui change la vie.

Voilà pourquoi, tout bonheur authentique exige certes une préparation intérieure de notre part, mais il relève d’une initiative qui ne dépend pas de nous. Nous ne pouvons donc qu’attendre le bonheur. Et ce qui vaut de tout bonheur vaut à plus forte raison du bonheur absolu. Il est suspendu au don de Dieu. «Que Dieu nous prenne en grâce et nous bénisse, chante le psalmiste, qu’il fasse briller sur nous sa face», alors nous serons sauvés. Que Dieu, par le don de sa grâce, nous fasse communier à sa connaissance et à son amour. Lui devenir semblable. Connaître comme il connaît, aimer comme il aime. Et cela non pas pour un instant, serait-il fulgurant, mais pour toujours, pour l’éternité. Voilà ce qui s’appelle vivre. Voilà, frères et sœurs, ce qui au fond nous tient en éveil, nous met sous tension: la vie éternelle.

Or cette vie éternelle, à nous communiquée par et dans le Christ, nous en vivons déjà par la grâce, dans la foi, l’espérance et la charité. Aussi l’Avent ne nous égare-t-il pas dans un futur lointain, stratosphérique: il nous ramène au présent, à l’éternel présent de Noël. Dieu avec nous, Dieu en nous. Dieu déjà présent, vivant, agissant, dans la crèche de notre cœur, là où, avec la grâce, l’éternité a déjà fait irruption. Voilà le lieu intérieur qu’il nous faut rejoindre. Pour nous y tenir éveillés, priant, attentifs à cette germination en nous de la vraie vie, à cette aube naissante d’un Jour qui n’aura pas de déclin.