Homélie du 30 mai 2020 - Vigiles de Pentecôte

Pentecôte, fête de l’achèvement

par

fr. Renaud Silly

La notion qui unifie nos lectures aujourd’hui c’est l’achèvement :
– À la vigile de Pâques, on lisait le récit de la Création — aujourd’hui, celui de la Tour de Babel qui achève l’histoire primordiale ; elle décrit certes une révolte collective contre Dieu, mais aussi la complétion du monde tel que nous le connaissons : avec la diversité des peuples, des langues et des religions, la distinction des villes et des campagnes, les enjeux de la maîtrise technique.
– À Pâques, on lisait le passage de la mer Rouge, la naissance d’Israël extrait au forceps de l’Égypte ; cinquante jours après, l’apparition de Dieu au Sinaï achève Israël par le don de la Loi et la constitution du peuple selon ses ordres de prêtres, de lévites, d’anciens, de familles.
– L’Évangile fait allusion non à la fête de Pentecôte, mais à la fête des Tentes, la plus solennelle des fêtes aujourd’hui en Israël, que l’on célèbre à l’automne. La Bible l’appelle aussi « fête de l’achèvement » (Ex 23, 16 LXX) : car elle annonce le rassemblement de tout Israël sous le règne de Dieu.

Il y a cinquante jours, nous célébrions la fête de Pâques, nous faisions mémoire de notre baptême par lequel nous sommes nés à la vie nouvelle. Mais aujourd’hui ? Nous célébrons l’achèvement de la Pâque. De quel achèvement parle-t-on ? Il y en a de deux sortes. Pour le comprendre, je vous propose une comparaison.

On voit à Saint-Nazaire une cale de presque 400 mètres de long dans laquelle ont été construits les plus beaux bateaux qui aient sillonné les mers : le Normandie, le France — si bien nommés tous les deux. Le lancement est le moment qui faisait battre les cœurs de tout le monde. Jusque-là, la coque n’avait pas encore touché l’eau, mais ce jour-là, on enduisait de graisse les rails sur lesquels elle était posée, on défaisait les étais qui la retenaient immobilisés, et ainsi la coque glissait à travers un chenal creusé pour l’occasion, et pénétrait peu à peu dans l’eau. Enfin on allait savoir si la coque, pourtant habilement dessinée et ouvragée par les architectes et les chaudronniers, était capable de flotter seule.

Pour pouvoir flotter, il faut que la structure soit complète. Il ne serait venu à l’idée de personne de lancer le bateau à l’eau si une brèche béante en dessous de la ligne de flottaison avait crevé son flanc ! Mais la mise à flot, c’est une épreuve à part. Le bateau est fait pour flotter, c’est sa finalité propre, comme l’œil pour voir et l’oreille pour entendre. On pourrait avoir un bateau tout bien construit. On peut dire alors qu’il est achevé et parfait. Mais s’il reste dans la cale sèche, sans jamais être mis à flot, il n’a pas réalisé sa finalité. Au XVIIe siècle, le superbe Wasa, orgueil de la Suède, coula sitôt mis à l’eau. Cette perfection qui tient dans l’achèvement de la structure, nommons-la perfection de moyens. Mais il y en a une autre qui consiste dans l’exercice des facultés. De ces deux formes de perfection, la seconde l’emporte sur la première. D’ailleurs, la seconde peut s’accommoder d’un inachèvement dans la première. Si le bateau flotte tout en ayant un gros trou dans la coque, on criera au miracle ! Mais ce bateau flotte, et après tout c’est ce qu’on lui demande. Dans le même ordre d’idées, il paraît que les membres des plus belles statues de Michel-Ange sont difformes. Elles sont imparfaites selon les critères de la médecine ou de la physiologie. Mais pourtant, elles sont parfaites quant à leur beauté ; imparfaites quant à leur structure, mais parfaites quant à l’effet produit ; c’est le plus important. Cela donne de grands espoirs : parfois des effets merveilleux sont produits par des structures que l’on croit caduques et déglinguées : le Bon Larron après une vie de péchés confesse Jésus sur la croix dans un seul acte de charité parfaite et mérite le paradis. Marie-Madeleine la pécheresse accomplit un acte parfait de charité qui efface tous ses péchés.

C’est bien ce qui se produit avec la fête d’aujourd’hui. L’Esprit de Pentecôte est achèvement de l’être chrétien, et il y a une profonde convenance à ce que la liturgie privilégie ce jour pour y célébrer le sacrement de confirmation qui termine la constitution spirituelle de l’homme nouveau par les sacrements. Mais l’autre aspect est le plus important. Au baptême, l’Esprit Saint est donné sous l’image de l’eau, celle qui accueille la vie et la protège en ses commencements.

Mais l’Esprit de Pentecôte, c’est celui qui tire l’être du chrétien du côté de son achèvement et de sa finalité. Il achève nos opérations pour qu’elles atteignent les biens ultimes. Ainsi que le résume une des oraisons de ce jour : « Dieu qui par la bouche des prophètes nous a prescrit de délaisser les biens temporels et de nous hâter vers les éternels, donne à tes fidèles d’accomplir par ton inspiration céleste tous les commandements que tu nous as fait connaître. »
Commandement qui fait connaître la loi de Dieu, choix des moyens, mais ce qui commande tout le reste, c’est la fin poursuivie. Lorsque nous formons des projets, nous avons à l’esprit une certaine idée de ce que nous voulons obtenir. Et c’est cette fin poursuivie, qui motive nos efforts, qui écarte les entraves, qui mobilise tout notre être au service d’un seul but. Même si l’objet que nous appelons de nos vœux n’est pas encore disponible, il existe réellement dans l’effort par lequel nous tendons vers lui.

Ce que nous dit cette fête de la Pentecôte, c’est que cette fin est déposée au fin fond de nous-mêmes par Dieu. Elle qui commande tout le reste n’est pas un but, un projet humain, c’est l’Esprit Saint en personne. L’Esprit de Pentecôte n’est autre que la demeure de Dieu en nous sous le mode d’un attrait irrésistible qui nous désapproprie du monde et nous fait tendre de tout notre être vers les choses célestes. Quand il fait sa demeure, le premier don de cet Esprit est la charité par laquelle les êtres imparfaits que nous sommes sont arrachés à la tyrannie de l’amour-propre. En instituant en nous le cœur nouveau, Dieu nous rend capable de l’aimer par-dessus tout, de lui offrir un hommage ébloui, entièrement gratuit, décentré de lui-même, désireux seulement de lui plaire. Par la demeure de l’Esprit dans la charité, Dieu nous sauve du recroquevillement sur nous-mêmes, séquelle du péché originel. Il crée en nous une volonté capable de se laisser mouvoir et guider par l’attrait divin, et non par ses petits désirs personnels. Et puisque Dieu est par nature plus aimable que nous, il n’y a rien de si libérateur et de si magnanime que l’amour de charité par lequel on préfère Dieu à soi-même. Cet attrait libère car il relativise et soumet les passions, il est magnanime car il fait tendre vers le bien le plus parfait, Dieu en personne.

« Il y a au fond de moi un murmure qui s’épanche et qui dit “Viens vers le Père” », écrivait saint Ignace d’Antioche. La Pentecôte c’est la fête de l’achèvement, c’est-à-dire la fête qui laisse entièrement en repos, dans l’exercice paisible et sans entrave de la vertu de charité. C’est une attitude d’extase, de sortie de soi, par quoi on ne s’appartient plus à soi-même parce que l’on a tout sacrifié à Dieu. Ne plus s’appartenir parce que l’on a tout donné au Seigneur, afin qu’il en fasse ce qu’il voudra : voilà ce que définit la liberté du chrétien.

Lorsque les disciples reçoivent cet esprit, ils sont comme ivres parce qu’ils ne s’appartiennent plus à eux-mêmes. Mais alors que l’ébriété place sous le joug de passions bestiales, la sobre ivresse de la Pentecôte fait passer sous la conduite de l’Esprit de Dieu. Alors on éprouve que l’on est éternel. Le monde, l’Église, soi-même, tout s’ordonne par rapport à la fin ultime quand l’Esprit la choisit en nous et nous en fait éprouver l’irrésistible attrait.