Homélie du 4 octobre 2020 - 27e Dimanche du T.O.

Portez du fruit

par

fr. Ghislain-Marie Grange

Jésus affectionne les images venant de la nature. Le Royaume est semblable à une graine de moutarde… Ou bien : le semeur est sorti pour semer sa semence. Ou encore : si un berger a cent brebis et qu’il vienne à en perdre une. Ou bien aujourd’hui : un homme est propriétaire d’une vigne et y creuse un pressoir.
On en viendrait presque à douter que Jésus ait travaillé comme charpentier. C’est surtout son autre métier qui prend le dessus, je veux dire son métier de Créateur qu’il exerce depuis toute éternité.
Mais il est aussi possible que les images biologiques expriment quelque chose de fondamental sur ce que Dieu veut pour nous : le travail patient de la terre, la lente germination, et surtout la fécondité. Dieu veut que nous produisions du fruit ; pas de manière industrielle ; mais en petite quantité après un long temps de germination et de croissance. C’est ce que Dieu dit à Adam dès le premier chapitre de la Genèse : « Portez du fruit, multipliez, emplissez la terre. » Porter du fruit, c’est donc la mission de l’homme dans ce monde.

Dans toutes ces paraboles, on voit cependant que Dieu n’est pas un agriculteur comme les autres. Il a souvent un comportement étrange : le semeur sème partout, pas seulement dans la bonne terre, mais aussi sur les pierres ; le berger abandonne 99 brebis pour en sauver une seule ; et aujourd’hui, le propriétaire de la vigne envoie son propre fils risquer sa vie pour récolter les fruits.
Qu’est-ce qui pousse Dieu à prendre tant de risques ? Pourquoi n’en reste-t-il pas à la bonne vieille logique marchande ? Il vaut mieux garder 99 brebis quitte à en perdre une, plutôt que d’en perdre 99. Et pour sa vigne, il suffirait d’envoyer des messagers pour menacer les mauvais vignerons d’un procès. Inutile de risquer un fils bien-aimé auprès de truands.
Mais le propriétaire et les vignerons ont deux logiques totalement différentes. Le propriétaire est intéressé par les fruits de la récolte. « Portez du fruit », a-t-il dit à l’homme. Il a soigné sa vigne, l’a protégée, y a mis un plant de qualité. Il entend en récolter les fruits, à tout prix. Quitte à mettre en danger ses serviteurs puis son fils.
Les vignerons, eux, sont dans une logique de possession. Que la vigne porte du fruit ou non, peu importe. Ce qui les intéresse, c’est le terrain et sans doute le profit qui va avec. Le propriétaire leur a confié la gestion de la vigne, ils veulent plus : la propriété elle-même. Et peut-être même avec de bonnes raisons : le propriétaire est loin, ils connaissent mieux la vigne, ils sauront en tirer le maximum de profit. Et quand vient le fils, ils entendent bien lui prendre l’héritage. Un chant célèbre de l’URSS exprimait bien cette logique : « Il n’est pas de sauveurs suprêmes ; producteurs, sauvons-nous nous-mêmes. »
Mais la vigne n’est pas un bien qui peut passer de main en main dans l’indifférence, elle n’est pas un simple moyen de profit. Dieu a une relation à sa vigne qui relève de la relation amoureuse : « Je veux chanter pour mon ami le chant du bien-aimé à sa vigne », disait Isaïe.

Deux logiques s’affrontent, et conduiront à la catastrophe. Deux logiques s’affrontent : celle de la charité jusqu’au sacrifice et celle du bénéfice jusqu’au meurtre ; la logique de l’Évangile et la logique du monde. Le Christ les résume ainsi : « Qui veut sauver sa vie la perdra ; qui perdra sa vie à cause de moi la trouvera » (Mt 16, 25).
Pas de fécondité sans reconnaissance du Père. Pas de fécondité sans accueil du Fils dans l’Esprit. La vie, c’est celle que nous donne le Fils. « Je suis la vigne, vous êtes les sarments », dit-il dans un autre Évangile. « Celui qui demeure en moi porte beaucoup de fruits » (Jn 15, 5).
Le chemin de la fécondité, qu’elle soit biologique ou spirituelle, c’est le chemin qu’a suivi le Christ. Un chemin de mort et de résurrection. Un lent travail de la terre, avec les fatigues et les joies qui caractérisent toute œuvre humaine. Mais accomplie avec le Fils, elle est aussi une œuvre du Père, une œuvre divine qui porte un fruit divin.