Homélie du 28 janvier 2017 - Solennité de Saint Thomas d'Aquin (messe aux Jacobins)

Que demandes-tu, Thomas?

par

P. Emmanuel Cazanave

« Thomas, quid petis ab Ecclesia Dei (Thomas, que demandez-vous à l’Église de Dieu) ? »

Le rituel du baptême venait à peine de débuter qu’il fallut marquer un temps d’arrêt. Un frôlement d’ailes d’anges venait de se produire. À l’appel de son nom Thomas venait de réaliser deux choses : il existait et il était appelé. Dieu l’avait lancé dans l’existence et Dieu l’appelait à faire de cette aventure un chemin de retour vers Lui. Un certain Réginald, qui tenait le registre paroissial, prit note immédiatement. Exitus : nous sommes sortis dans l’existence. Reditus : nous sommes appelés à retourner à Dieu. Le plan de la Somme de théologie venait de naître.

Pendant ce temps, le petit catéchumène brodait la première partie de l’ouvrage théologique : Dieu, Dieu créateur et provident. Dieu avait tiré Thomas du néant. Celui-qui-est avait donné l’existence à celui qui n’était pas. Thomas n’en tirait aucun orgueil… mais beaucoup de joie. L’appel de son prénom dans la liturgie avait retenti comme un appel. Toute création est un appel de Dieu : « Que la lumière soit… et la lumière fut », « que Thomas soit… et Thomas fut », « que tu sois… et tu es, toi qui es ici dans cette église des Jacobins ». As-tu déjà rendu grâce à Dieu de cela ? Pas un atome de nos vies qui ne jaillisse d’un acte créateur continuel. Réginald prit note car le petit venait de trouver une définition de l’acte créateur : « La création est une relation de dépendance dans l’être. »

Ces considérations laissaient Thomas contemplatif mais impatient de transmettre ; c’est qu’il était déjà dominicain ! Il rendait grâce à Dieu qui nous a donné l’intelligence et l’amour pour prendre part au festin où la Vérité rassasie l’homme. Et « il vit que cela était bon »… mais pas encore « très bon » ! Il était conscient des limites de cette intelligence. Son parrain, qui s’appelait Aristote, le lui avait soufflé à l’oreille : « Thomas ! Les yeux de l’intelligence sont face à Dieu comme les yeux de la chouette face au soleil ! »

D’ailleurs le rituel du baptême le lui rappelait. Il lui manquait sacrément quelque chose, il fallait la demander. « Thomas, que demandez-vous à l’Église de Dieu ? » « La foi » répondit Aristote, le parrain. Alors le rituel du baptême pouvait reprendre. « Et que vous procure la foi ? » Le parrain et la marraine répondirent : « La foi nous procure la Vie éternelle ».

Ça y est ! On y était ! Après l’exitus de la création, Le fameux reditus, le retour vers Dieu ! Le chemin s’ouvrait, la voie royale de la sainteté ! La foi qui donne la vie, la vie éternelle ! Ici, les yeux de la chouette devenaient quasiment des yeux d’aigle ! Le regard de l’âme pouvait commencer à s’élever au zénith, la vie éternelle était déjà commencée. Saint Paul l’avait bien dit à ces coriaces de Corinthiens :

Ce que nous proclamons, c’est, comme dit l’Écriture : ce que l’œil n’a pas vu, ce que l’oreille n’a pas entendu, ce qui n’est pas venu à l’esprit de l’homme, ce que Dieu a préparé pour ceux dont il est aimé (1 Co 2, 9).

Par la foi, une connaissance de Dieu s’ouvrait comme un panorama insoupçonné en attendant de le voir un jour face à face. Mais Thomas se disait qu’il fallait bien préciser une chose : la connaissance de foi n’était pas qu’une information. Elle était une union. La connaissance de foi n’était pas qu’une science, elle était une noce, des épousailles dans lesquelles le Saint-Esprit imprégnait l’âme de la présence du Christ, une chrismation, une onction. Oui, plus que jamais, connaître, c’était devenir l’autre en tant qu’autre ! Et ici quel Autre ! Dieu Lui-même ! Jésus l’avait bien dit : « La vie éternelle, c’est qu’ils te connaissent, toi le seul vrai Dieu, et celui que tu as envoyé, Jésus Christ » (Jn 17, 3).

Le reditus était amorcé, non sans peine et sans drame. Thomas avait bien noté la présence d’un crucifix, d’un fort crucifix sur l’autel du sacrifice. Il avait bien perçu que le prêtre lui avait fait un signe de croix sur le front et sur le cœur. Il avait bien noté que ce même prêtre, selon le rituel, s’apprêtait à souffler trois fois sur son visage en disant : « Sors de cet enfant, esprit impur, et cède la place à l’Esprit-Saint Paraclet. »

Le souffle qui planait sur les eaux ne s’était pas résolu. Il continuait de souffler mais cette fois à travers la gorge serrée de Dieu, cherchant Adam dans le jardin de la chute originelle : « Où es-tu, qu’as-tu fait ? » La voie du Père était enraillée, l’appel de Dieu se faisait inquiet. Ce qui s’était passé avait retourné ses entrailles de miséricorde et il avait fallu qu’Il envoie son propre Fils dans notre existence jusqu’à en épouser la mort et la mort sur une croix. Du haut de celle-ci, élevé de terre, il attirerait toutes choses à lui. Du haut de la croix, il expirerait son souffle sur le visage de l’homme défiguré.

Thomas était stupéfait. Tout de même ! Voici que Dieu s’apprêtait à rendre toutes choses nouvelles dans sa vie. Par le baptême, une œuvre plus merveilleuse encore que l’œuvre de la création était sur le point de s’accomplir : l’œuvre de la rédemption, de sa rédemption.
Thomas imitait Marie : il méditait toutes ces choses en son cœur… ou plus exactement, comme le dit le terme grec dans l’évangile : « Marie symbolisait toutes ces choses en son cœur… » Symbolisait : terme étonnant. Terme qui signifie « mettre ensemble ». Marie mettait ensemble, unifiait tant et tant d’évènements dans son cœur. Et bien, figurez-vous, Thomas a passé sa vie à imiter Marie et à « symboliser » dans son cœur, dans son esprit. Il synthétisait la profusion des œuvres de Dieu, depuis la création, en passant par la rédemption, jusqu’à la gloire du Ciel… Il faut dire qu’Aristote, son parrain, lui avait soufflé à l’oreille : « Sapientis est ordinare » (le « propre du sage, c’est d’ordonner »). Tout au long de sa vie, Thomas associera étroitement prière et étude. Cher frères et sœurs, si nous désirons pour nous et nos contemporains la paix et la joie, il nous faut à notre tour « symboliser », méditer et prier chaque jour. La prière est le lieu où Dieu transfigure et unit nos pensées, nos paroles et nos actes. La méditation de la vie de Jésus est la matrice, le métier à tisser où Dieu confectionne notre sanctification, notre divinisation, notre unité et notre paix.

Sous les encouragements du chantre, qui se prénommait Augustin, Le petit s’était mis à gazouiller un refrain : il venait d’apercevoir une lampe rouge au fond du sanctuaire et un tabernacle rayonnant. Il tressaillit et laissa jaillir un cantique : Adóro te devóte, látens Déitas…

Je t’adore avec dévotion, ô Dieu caché… mon cœur s’incline et se soumet… en te contemplant il se sent défaillir…

Jésus était en train d’enseigner l’eucharistie à Thomas,

« ce sens théocentrique, cette réorientation de toute l’humanité, de l’univers entier sur son seul foyer authentique ; ce retour universel opéré dans le Christ crucifié et monté au ciel ; cette reprise de toutes choses dans le flot immense de l’amour divin, refluant enfin en amour filial vers la source paternelle » (Louis Bouyer)

Alors Thomas compris ce qu’est une vie eucharistique. Il voulait vivre en état de messe. Par Lui, avec Lui et en Lui, il voulait faire de toute sa vie un retour vers Dieu. Il entendait Jésus dire aux siens, ainsi que nous l’avons entendu nous-mêmes dans l’Évangile :
Je suis sorti du Père, et je suis venu dans le monde ; maintenant, je quitte le monde, et je pars vers le Père (Jn 16, 28).

Dans un instant nous allons tous participer à ce mouvement du Christ dans la sainte messe. Si, comme Thomas nous prions et étudions, si nous considérons le crucifix et l’autel, si enfin nous vivons de manière eucharistique, comme en état de messe alors nous aurons peut-être la même sainte audace que lui au soir de sa vie. Sur le point d’achever ce retour vers le Père, Thomas entendit Jésus lui poser une question : « Thomas, que désires-tu pour récompense ? » Saint Thomas répondit : « Une récompense, Seigneur ? Mais pas d’autre que vous-même ! »