Homélie du 9 octobre 2016 - 28e Dimanche du T.O.

Renoncer à la magie de l’exception et à la suffisance de la règle

par

fr. Édouard Divry

« Où sont les neuf autres ? » « Qu’as-tu que tu n’aies reçu ? » (1 Co 4, 7) L’Écriture interroge souvent « à temps et à contretemps » (2 Tm 4, 1). L’Église, Mater et Magistra, est aussi en sa liturgie dominicale « Mère et Maîtresse » : porteuse, transmetteuse, de ces interrogations divines. Elle nous présente ce récit de la vie de Jésus parmi bien d’autres épisodes de l’Évangile pour notre édification et salut.
C’est aujourd’hui la scène d’un Samaritain, un étranger, reconnaissant, face à neuf autres hommes mieux établis, mais ingrats. Un sur dix… Qu’est-ce que Jésus veut nous montrer ? Est-ce qu’il désigne par là le nombre des élus comme on l’a souvent cru ? Si ce n’est pas le cas, comment vivons-nous nous-mêmes par rapport aux grâces reçues ? Éprouvons-nous de la gratitude ? Vivons-nous dans la reconnaissance christique ou dans la suffisance réglementaire ? En italien, la langue populaire dit de celui qui n’est pas correct, pas assez reconnaissant ou écoutant : è un disgrazzioso, il est un dis-gracieux !
Un pour dix ! Le pourcentage est faible. Et pourtant tous ont été guéris. En toile de fond, par cette guérison collective, Dieu ne veut-il pas montrer son désir permanent que tous les hommes soient « sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité » (1 Tm 2, 5) ? Mais cela ne peut se faire sans nous. Même si Dieu peut infléchir les événements, il ne force personne. Il laisse à notre liberté toute latitude pour nous tourner vers le bien, avec le secours de sa grâce toujours offerte.
Dieu n’est « cause de salut » que pour « ceux qui lui obéis-sent », enseigne explicitement l’Écriture (He 5, 9). « Vous dites : “Seigneur, Seigneur ”, et vous ne faites pas ce que je vous dis » (Lc 6, 46), avertit Jésus. C’est la misère de notre liberté quand elle dit non au Christ et à son Corps, l’Église. La liberté est un bien, mal agir est un mal et un malheur. Pourtant Jésus ne tend pas de piège : il indique la voie normale de la loi juste qui est bonne à tous égards (cf. Rm 3, 2 ; 3, 31). Qu’attend-il ? Lui le sauveur des hommes espère le retour, à travers lui, au donateur de tout don, le Père des lumières, la source de tout bien, dont il témoigne qu’il est issu : la voilà la reconnaissance attendue.
De quel côté nous reconnaître dans cette parabole ? Du côté des neuf qui, guéris par Jésus, ayant accompli leur devoir, ne reviennent pas spontanément à lui puisque la règle semble suffisamment réalisée, ou du côté de celui qui seul s’est démarqué des premiers par un élan de gratitude personnelle ? Au bénéfice de ce lépreux rétabli et en quelque sorte grazzioso – gracieux, la juste critique contre l’esprit des moutons de Panurge, évoqué par la littérature depuis Rabelais et bien avant, remarque qu’il n’est jamais facile de se désolidariser d’un groupe bien unifié.
Pour les dix lépreux soudés par leur guérison puis leur périple de Galilée vers Jérusalem, la liberté n’est-elle pas en définitive au cœur de l’enjeu spirituel de cet épisode, et si bien mise en valeur par Jésus ? Que ferons-nous pour témoigner de notre amour et de notre reconnaissance pour le Christ si celui-ci nous demande de nous démarquer d’un péché ou d’une structure de péché qui se met en place ? Comment dépasser la pression ou le pouvoir du groupe dominant, gouvernant avec iniquité ?
Nos amis musulmans font l’expérience fréquente de la puissance de la Oumma, l’unité communautaire musulmane, qui les empêche de se désolidariser de leurs coreligionnaires : des musulmans coranisés, modo hanbalites, c’est-à-dire à compréhension littérale, qui commettent des violences et des meurtres, et qui sont rarement désavoués par l’immense masse des musulmans français. Individuellement ils le voudraient bien : en groupe c’est presque impossible de les faire se mouvoir. Serons-nous rivés à notre tour à demeurer chez nous quand la maison est ébranlée, voire en feu ?
L’appel à accomplir avec nos moyens, non seulement des actions d’urgence quand la nécessité s’impose, telle l’action de Jésus venant au secours des lépreux, retentit aussi en nous dans l’appel à la sainteté par notre travail quotidien, notre vie au jour le jour : en plus des actes extraordinaires de nécessité, « l’unique moyen d’aller à Dieu est d’accomplir fidèlement les tâches les plus humbles, les plus banales, les plus quotidiennes de l’existence – mais sans y croire [sans y investir plus de prix que l’absolu réservé à Dieu et à l’amour du prochain]. Faire comme tout le monde, sans être comme tout le monde. Renoncer à la fois à la magie de l’exception et à la suffisance de la règle » (Gustave Thibon).
Loin de vouloir se mettre en valeur dans l’envoûtement de l’anomalie, le dixième lépreux est re-venu généreusement à Jésus, sans calcul ni réserve, pour le remercier et surtout pour glorifier Dieu. Cet homme ne sait pas encore que revenir à Jésus et glorifier Dieu peut s’accomplir dans un même acte. C’est ce que nous réalisons à chaque eucharistie et aujourd’hui. L’eu-charistie est une action de grâce, celle de Jésus-Christ tournée vers le Père, celle de la Tête jamais sans son Corps. L’appel à l’action de grâces retentit dans la Bible de l’Ancien au Nouveau Testament : « Rendez grâce au Seigneur, car il est bon, car éternel est son amour ! » (Ps 118, 1). Mais plus encore dans le Nouveau Testament qui appelle à le réaliser sans trêve : « Par lui [Jésus-Christ], offrons à Dieu un sacrifice de louange en tout temps, c’est-à-dire le fruit de lèvres qui confessent son nom » (He 13, 15).
Prions pour recevoir en ce jour l’élan de l’action de grâce, celui du retour au Christ, à l’instar de l’ardeur du Samaritain rétabli et plein de gratitude. Puisse la « foi mue par la charité » (Ga 5, 6) venir à notre secours dans cette tension, vécue par chacun en sa pauvreté, et que nous révèle ce magnifique épisode du lépreux guéri, reconnaissant et louant Dieu.