Homélie du 6 septembre 1998 - 23e DO

« Savoir renoncer »

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«Celui qui ne renonce pas à tous ses biens ne peut être mon disciple».

Frères et sœurs, comment des chrétiens d’aujourd’hui, si insérés dans le siècle, tributaires des structures économiques et sociales, préoccupés de la sécurité de leur emploi, de l’avenir et de l’équilibre de leur famille, peuvent-ils accueillir une parole si radicale? Il nous est plus difficile qu’aux chrétiens des premiers temps, qui vivaient dans l’effervescence des commencements de l’Église, de renoncer à tous nos biens et aux liens les plus sacrés qui nous lient à nos proches, pour devenir de vrais disciples. Et cependant c’est bien nous que le Christ appelle aujourd’hui à marcher à sa suite. Il nous y invite à travers deux paraboles, celle de l’homme qui veut bâtir une tour et celle du roi qui se prépare à la guerre. Pour la plupart des commentateurs, ces paraboles signifient que quiconque veut entreprendre de grandes choses doit s’en donner les moyens. Celui qui veut construire doit s’asseoir et réfléchir, compter son argent, puis se lancer dans la construction. Le roi qui veut partir en guerre doit réunir son état-major, compter ses troupes et se lancer dans le combat. Mais celui qui veut être disciple, doit renoncer à tout.

Ces paraboles, paraboles de la réflexion et de la prudence, signifient donc peut-être aussi qu’en toute action, il faut savoir renoncer. Peut-être qu’à la réflexion, le constructeur a renoncé à sa tour et le roi à sa guerre. Et nous, à quoi faut-il que nous renoncions? A la lumière de cette interprétation, il me semble que Jésus nous invite encore une fois à renoncer à construire notre vie uniquement sur nos moyens humains, trop humains. Il y a, dans l’œuvre de Dino Buzzati, une nouvelle qui s’appelle L’écroulement de la Baliverna. La Baliverna, c’est une très vieille tour qui tient à la fois de la prison, de l’hôpital et de la forteresse. C’est l’image de notre vie et de notre société que nous construisons trop souvent comme des lieux d’exclusion, de « haute sécurité », d’hyper-protection où notre liberté véritable est aliénée. Or cette tour, qui penche un peu, finit par s’écrouler, dès qu’on la touche, entraînant tout le monde dans son irrésistible ruine. Jésus nous invite à renoncer à bâtir de telles tours, de même qu’il nous invite à renoncer aux vains combats, nés de notre imagination, que nous menons contre le monde qui ne va pas comme nous le voudrions, contre nous-mêmes et nos passions, contre nos voisins qui sont trop ceci ou pas assez cela. Autant de combats contre des moulins à vent que nous prenons pour de véritables enjeux spirituels. Jésus nous invite à nous consacrer à l’essentiel combat qui n’est pas basé sur nos propres forces, nos propres armes, le combat de la croix par lequel il attire à lui tous les hommes, le combat de la charité et de la patience de Dieu, où rien n’est assuré, calculé, mesuré, mais où tout est perdu parce que tout a été donné par amour.

Prendre sa croix, être attaché à la croix… Comment ne pas évoquer ici le prologue du Soulier de satin où Claudel met en scène un Père jésuite qui, attaché par des pirates au mât d’un bateau qui vient d’être coulé, s’écrie: « Seigneur, je vous remercie de m’avoir ainsi attaché. Et c’est vrai que je suis attaché à la croix, mais la croix où je suis n’est plus attachée à rien; elle flotte sur la nier ». Ainsi est notre croix, et nous ne savons pas où elle nous mène. Elle n’a plus que Dieu pour la conduire. Elle flotte sur la mer de ce monde, mais elle est au-dessus de tout. Car avec le Christ, le disciple n’étant plus attaché à rien, a tout. A travers l’amour préférentiel du Christ qu’il a choisi, il retrouve au centuple ce qu’il a laissé. Voilà que toutes les dimensions de son existence dans laquelle la croix est passée, toutes les relations, les liens les plus sacrés du sang et de l’amitié sont élargis aux dimensions de l’amour divin. De sorte qu’à travers le Christ, nous n’aimions pas seulement nos amis, nos parents, nos riches voisins mais aussi, comme disait l’évangile de dimanche dernier, tous ceux qui ne sont pas de la fratrie: les pauvres, les estropiés, les boiteux, les aveugles (Le 14, 12-13). Voilà ce que signifie préférer le Christ à son père, à sa mère, à sa femme… S’il n’ouvrait pas une perspective d’amour universel, le Christ ne serait que le grand manipulateur de nos consciences et de nos libertés. Nous serions enfermés dans une mentalité sectaire, l’Église ne serait qu’une secte, mais notre attachement à lui exprime tout le contraire, il est pour nous une double garantie: celle de notre liberté personnelle, spirituelle et intérieure pour partager une communauté de destin avec lui, quoiqu’il en soit des autres; celle aussi de notre capacité à nous ouvrir à l’imprévu, à l’événement, à l’autre: et nous savons qu’à travers ce que nous n’attendions pas, c’est souvent Dieu qui passe et qui nous invite à le suivre.