Homélie du 10 mars 2002 - 4e DC

« Se convertir au Dieu de bonté »

par

fr. Jean-Michel Maldamé

1. Cette nuit là, en Afrique du nord, la Terre avait tremblé. Des centaines de personnes étaient mortes écrasées. Dans les villages des vallées voisines épargnés par la catastrophe on disait: «Dieu les a punis. C’étaient des voleurs et des menteurs». Lors des explosions de l’AZF, les populations d’alentour, parmi les plus ouvertement religieuses, se demandaient pourquoi Dieu les avait punies. Dans ces populations où nul ne se prononce sans dire «Si Dieu veut», il existe une conviction forte et têtue, qui lie le malheur et le péché. On ne se contente pas de dire que le péché entraîne le malheur, mais bien que tout malheur est la conséquence du péché. Cette idée n’est pas réservée aux populations dont je viens de parler, mais elle est présente dans bien des milieux chrétiens où, face à un malheur, les braves gens demandent: «Qu’est-ce que j’ai pu bien faire au Bon Dieu, pour qu’il m’arrive ça?» Cette conviction est dans toutes les religions.

2. Cette croyance est aujourd’hui sur les lèvres des disciples qui demandent à Jésus à propos de l’aveugle de naissance: «Qui a péché , lui ou ses parents?» Le réponse de Jésus est on ne peut plus claire: «Ni lui, ni ses parents!». Ce n’est pas la seule fois que Jésus s’oppose à cette mentalité religieuse. Ainsi lorsqu’il demande à ses disciples si les personnes tuées par l’effondrement de la tour de Siloé étaient plus coupables que les autres, c’est pour répondre non (Luc 13,4). Le refus de Jésus poursuit celui des prophètes qui n’ont cessé de remettre en question la mentalité religieuse qui lie tout malheur à un péché (Ez 18). La réponse de Jésus à ses disciples est sans équivoque: la croyance de ses disciples est fausse, radicalement fausse. Elle est même monstrueuse. Qui parmi nous oserait dire aux parents d’un enfant handicapé qu’il est pécheur de naissance ou né pour expier le péché de ses ancêtres? Qui oserait dire aux victimes d’une catastrophe naturelle qu’ils sont pécheurs ou punis pour expier le péché des générations antérieures?

3. Jésus ne se contente pas de répliquer à ses disciples qu’ils sont dans l’erreur, il leur dit que cet homme né dans le malheur est l’occasion de faire l’œuvre de Dieu. Jésus le guérit! C’est-à-dire que devant le malheur, le sentiment religieux qui accuse et culpabilise doit laisser place à l’action qui fait le bien: guérir et prendre en charge. Jésus guérit l’aveugle de naissance. Il demande à ses disciples d’être actifs pour sauver l’humanité et l’arracher à son malheur.

Les parents d’enfants handicapés savent le faire; ils trouvent des chrétiens qui savent se rendre disponibles pour s’occuper des handicapés. Face au malheur, un disciple de Jésus ne dénonce pas un péché, il se met à l’œuvre pour le faire reculer. Il n’y a pas que les métiers médicaux; il y a bien d’autres lieux de combat pour que l’humanité avance et se libère de ce qui l’accable: tous nos métiers y contribuent pour faire reculer le malheur.

4. Si Jésus réagit avec force et sans concession aucune au propos de ses disciples qui lient le malheur et le péché, c’est parce qu’il a conscience que ce propos déforme le visage de Dieu. En venant comme lumière du monde, Jésus affronte les ténèbres de la conception religieuse qui fait de tout être humain un pécheur de naissance et se complaît à entendre les expressions bibliques de manière odieuse en parlant de la colère de Dieu et en se complaisant à justifier le malheur du monde dans la conviction que Dieu veut la mort du pécheur.

Jésus est lumière quand il se heurte à la vision religieuse exprimée par ses adversaires pharisiens qui disent à l’aveugle: «Tu es né dans le péché». Jésus se dresse contre la religion du péché et de la culpabilité. Il manifeste par ses gestes et par ses paroles que Dieu est comme un père qui aime ou, selon les expressions du prophète Isaïe, comme une mère qui est pleine de tendresse, d’affection et de sollicitude.

5. Le temps du carême est un temps de conversion. Habituellement dans notre société nous entendons le mot de conversion au sens de passage de l’athéisme à la reconnaissance de l’existence et de la présence de Dieu dans notre vie. Mais il est une autre conversion: celle qui nous fait passer de la ténébreuse religion de la crainte et de la culpabilité à la lumière du Dieu d’amour.

Notre chemin de carême nous invite à vérifier la clarté de notre foi. Sommes-nous bien sûrs que notre Dieu est bien celui qui se révèle en Jésus-Christ? N’avons-nous pas encore dans l’esprit l’image du Dieu à la justice implacable qui punit le péché des pères sur les fils de génération en génération? Avons-nous choisi entre le Dieu païen, celui de l’archaïque en notre psychisme et le Dieu que manifeste Jésus-Christ? Qui invoquons nous dans notre prière: le Dieu indifférent et insensible ou bien le Dieu qui part à la recherche de la brebis perdue, Jésus-Christ qui partage notre vie, notre peine et notre malheur pour nous libérer de nos fautes et nous donner sa vie? Quel Dieu prions-nous: est-ce le Dieu qui exige des sacrifices et se réjouit du sang versé, ou bien le Dieu qui nous aime et veut que notre vie entre dans l’éternité de la lumière?

La réponse de Jésus aux disciples est sans concession et sans compromis aucun. Ils sont dans l’erreur, non seulement sur la condition de cet homme, né aveugle, mais sur Dieu même.

6. Aussi nous devons, quel que soit notre âge dans la foi, entendre pour nous la parole adressée à l’aveugle, l’anonyme qui nous représente. Jésus lui demande d’aller se laver à la fontaine de Siloé, la fontaine du Messie, le signe de l’amour de Dieu pour sa ville. Nous aussi nous avons besoin d’aller à la fontaine nous laver les yeux.>

Purifier notre regard. Purifier notre manière d’être avec nous-mêmes, sans nous mépriser à cause de nos fautes, sans nous accabler de nos limites et de nos insuffisances. Purifier notre rapport à autrui. Nous sommes invités à passer des ténèbres qui nous font voir en Dieu un principe d’impitoyable punition à un Dieu qui aime et pardonne.

Oui, aujourd’hui, avec les catéchumènes, disons notre foi en un Dieu qui s’est révélé Père, Fils et Esprit-Saint. Père, source de tout amour; Fils fait homme, puissance de guérison et de salut qui a donné sa vie et détruit la puissance du mal; Esprit-Saint qui sanctifie notre cœur et fait de nous des saints.