Homélie du 17 septembre 2000 - 24e DO

Son origine, qui la racontera ?

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Jésus s’en alla avec ses disciples vers les villages situés dans la région de Césarée-de-Philippe (Mc 8, 27-37). Aujourd’hui, Jésus n’emmène pas ses disciples à l’écart dans la montagne pour quelques confidences ni au large pour quelque pêche miraculeuse ; il les entraîne encore plus loin : dans la quête de son identité. « Qui suis-je ? » Aurait-il besoin de l’apprendre des hommes ? « Qui suis-je, au dire des gens ? Et pour vous, qui suis-je ? ». Étranges questions qu’aucun de nous n’aurait l’idée de poser. Avons-nous d’ailleurs besoin de quelqu’un pour savoir qui nous sommes ? La chose est entendue : nous sommes enfants de Descartes, et nous le savons : le je cartésien ne s’expose pas à autrui. Monade sans portes ni fenêtres, c’est un je qui se pose lui-même et à partir de lui-même « dans la royauté de son cogito » (A. Gesché). Mais en est-il bien ainsi ? Pouvons-nous vivre à partir de notre seule intériorité ? Avant de pouvoir dire « je suis » ou « je pense », notre identité, s’il est vrai qu’elle ne vient pas des autres, ne nous est-elle pas révélée par les autres ? La conscience et l’affirmation de soi ne passent-elles pas par une altérité, une reconnaissance, une rencontre où nous ne sommes pas seuls pour nous dire et nous identifier ? Sans le savoir, mais prophétiquement, l’Évangile récuse la prétention cartésienne du sujet à se penser, se nommer et se définir à partir de lui-même. A l’inverse de la subjectivité exaltée, pour savoir qui nous sommes, l’Évangile nous pousse à nous en remettre totalement aux autres, à l’exemple de Jésus.

De fait, nulle part dans l’Évangile, on ne présente Jésus s’identifiant lui-même, se rendant témoignage à lui-même, ou s’autoproclamant « Fils de Dieu » ; il s’y refuse même, au point que le déroulement de son ministère est sans cesse entravé par ces questions d’identité : « Es-tu celui qui doit venir ? » (Mt 11, 3) ; « Est-ce par Béelzébul ou par la force de Dieu qu’il agit ainsi ? » (Mt 12, 22-30). « Qui est-il pour que les vents et la mer lui obéissent ? » (Mt 8, 27) ; « Si tu es le Christ, dis-le nous ouvertement » (Jn 10, 24) ; « Es-tu le roi des juifs ? » (Jn 18, 33) ; « Es-tu donc roi ? » ; Jésus répond : « C’est toi qui le dis » (Jn 18, 37). Pilate insiste encore : «’D’où es-tu ?’ Mais Jésus ne lui donna pas de réponse » (Jn 19, 9). Son origine qui la racontera ? Qui en fera l’exégèse ? Qui en montrera le chemin ? Seuls ceux qui ont mangé et bu avec lui disent vrai. Tandis que la parole de ceux qui ne l ‘ont pas fréquenté aboutit à toutes les méprises. Mais toujours, Jésus s’en remet à la réponse des uns et des autres. « Que dites-vous que je suis », cela veut dire : « Racontez-moi ». Et Pierre le raconte : « Tu es le Messie, tu as les paroles de la vie éternelle, et nous nous croyons et nous avons reconnu que tu es le saint de Dieu » (Jn 6, 68-69). Et en effet, qui est et ce qu’est Jésus-Christ, cela ne peut être que raconté, c’est un récit, c’est une histoire.

Comprenons-nous bien : Jésus n’ignore pas qui il est, mais il a besoin, comme tout un chacun, de la réponse des autres car « la réponse des autres est l’avenir de notre parole » (J.-L. Chrétien). Jésus veut entendre dire, entendre raconter qui il est pour être sûr de l’avenir de sa parole. Il s’en remet à nous pour que son histoire soit racontée aux âges futurs. Il s’en remet à nous pour l’avenir de Dieu. C’est comme s’il disait : « Je n’existerai aux yeux des hommes que dans la mesure où vous leur raconterez que Je Suis ». Mais, l’épisode de Césarée le montre, reconnaître comme Pierre que Jésus est Messie, cela ne suffit pas. Sait-on vraiment ce qu’être Messie veut dire ? Pierre va l’apprendre à ses dépens : pour Jésus, être Messie, cela veut dire « beaucoup souffrir, être rejeté, et être tué » (Mc 7, 31) ; pour continuer à être dans le vrai, il faut non seulement que le disciple accepte la mort de son maître, mais consente à être lui-même réduit au silence ; non seulement qu’il montre le chemin de ce Christ mais qu’il le prenne : « Si quelqu’un veut me suivre, qu’il renonce à lui-même, qu’il prenne sa croix et me suive » (Mc 7, 34). Être disciple de Jésus c’est, dans le fond, s’exposer et se livrer. C’est accepter de recevoir d’un autre non seulement son identité et son nom, mais sa vie et sa mort et c’ est, par-dessus tout, accepter l’incroyable promesse de la résurrection et de la vie éternelle.