Homélie du 14 octobre 2018 - 28e Dimanche du T.O.

Sous le regard de Jésus

par

fr. Jean-Michel Maldamé

Évangile selon saint Marc, chap. 10 : « Un homme accourut et, s’agenouillant devant Jésus, il l’interrogeait : « Bon maître, que dois-je faire pour avoir en héritage la vie éternelle ? » »

Cet homme, dont nous ignorons le nom, avait sans doute été formé à la diplomatie ou dans une grande école de commerce. Ainsi, quand il s’approche de Jésus et s’adresse à lui, il commence par un compliment : « Bon maître, que dois-je faire… ? » Jésus l’arrête immédiatement : « Dieu seul est bon. » Après cette coupure, que reste-t-il sinon un espace pour une relation humaine où la parole est libre, vraie, venant du cœur ? Cet homme parle à Jésus selon son humanité, « d’homme à homme » ; dans la vérité de cette relation, il exprime son désir : il veut vivre. Vivre d’une vie que la mort ne peut détruire. Vivre d’une vie qui n’est pas soumise au temps, à la misère, ni à la maladie. À ce bon juif, Jésus rappelle qu’il doit suivre la Loi de Moïse, qui exprime la volonté de Dieu… Cet homme reconnaît que s’il a obéi aux commandements depuis sa jeunesse, il veut davantage, une toute autre qualité de vie, la « vie éternelle », celle qui s’arrache à la mort parce qu’elle est reliée à Dieu !

C’est alors qu’advient une chose bouleversante. Elle concerne Jésus, dont l’Évangile nous dit avec les mots les plus simples qui soient : « Jésus fixa sur lui son regard et il l’aima. » En Jésus est advenu du nouveau, de l’imprévisible. Jésus regarde cet homme qui lui parle ; il admire son désir et sa générosité. Il a pour lui un mouvement d’amour, fondé sur la reconnaissance, l’espérance et la confiance. Ne reconnaissez-vous pas là une merveille ? L’amitié de Jésus pour cet homme est la grande nouveauté qui sort de cet échange en vérité. Plus que la confiance, plus que la reconnaissance, plus que l’estime ou l’admiration, cet amour ouvre l’avenir. Hélas, cet homme refuse d’aller plus avant et de suivre Jésus sur son chemin de dépouillement. Jésus exprime sa déception et sa peine dans la parole tranchante qui suit : impossible à un riche d’entrer dans le Royaume de Dieu.

Faut-il désespérer ? Non, car la dérobade de cet homme n’a pas été le dernier mot de l’histoire. D’autres ont accepté de reconnaître l’amour dont Jésus les aime ; ils se sont reconnus comme ses frères et sœurs en humanité, objet de son amour, appelés à partager sa vie. Comme nous, assemblés pour l’eucharistie en vérité, ils ont fondé leur vie sur cet amour. Ils ont répondu à son appel en laissant les affaires et les ambitions du monde pour être les compagnons, les frères, les disciples, les témoins de Jésus, de son amour, de sa présence, de son action, de son désir. Leur élan atteste que Dieu seul est bon. Je me permettrai donc en toute simplicité d’évoquer ces témoins. Je le ferai de manière toute personnelle.

D’abord, je pense à ceux qui seront reconnus à la fin de l’automne, le 8 décembre prochain, les « martyrs d’Algérie ». En premier lieu, notre frère dominicain Pierre Claverie, mais aussi les moines de Tibhirine, et encore les religieuses de divers ordres et aussi les frères au service du peuple. Pour avoir été en amitié avec l’un ou l’autre, pour avoir prié dans le monastère rayonnant de paix, pour avoir marché sur les routes du pays qu’ils ont aimé… je vois la fécondité de leur vie. La reconnaissance par l’Église que leur assassinat est un martyre est une lumière dont il importe que tous ici nous mesurions la valeur, car ce sont nos proches. Ils sont l’honneur de notre vieille chrétienté. Par leur vie, par leur manière de vivre l’Évangile, ils nous apprennent que Dieu seul est bon.

Plus loin dans l’espace, aujourd’hui le pape François célèbre la canonisation de Mgr Oscar Romero qui a trouvé la mort pendant qu’il célébrait l’eucharistie ; il a été tué pour avoir rappelé que les forces armées devaient être au service du peuple, de la paix et de la justice et non pas l’instrument des puissances d’argent — confirmant par son sang versé la parole de Jésus sur les riches dans la page d’Évangile lue ce dimanche. Comme beaucoup d’autres, celui qui est canonisé aujourd’hui est témoin d’une bonté au-delà de notre mesure humaine, de nos intérêts, de la crispation sur des privilèges et des avantages. Car ce dont ils sont les témoins, c’est que Dieu n’est pas celui qui écrase les humains de sa toute-puissance, mais qu’il est une présence dont le critère est l’amour du prochain, la fraternité, le don de soi dans la liberté. Oui, Dieu seul est bon, et sa présence en nous est source de cette bonté sans laquelle notre monde meurt.

Cette générosité n’est pas limitée à quelques chrétiens dans des situations particulières ; elle concerne toute l’Église. Ainsi, aujourd’hui le pape François célèbre aussi la canonisation de Jean-Baptiste Montini, le pape Paul VI, qui a courageusement poursuivi l’œuvre conciliaire ouverte par Jean XXIII, que le peuple de Rome appelle toujours « le bon pape Jean ». Au moment où j’orientais ma propre vie, j’ai été marqué par la parole du pape Paul VI. Mais évidemment, il y a plus ; il s’est adressé de manière prophétique à l’Église et au monde entier. Hélas, Paul VI a beaucoup souffert de ceux qui, en refusant le concile Vatican II, résistaient à l’Esprit-Saint qui y soufflait. Ils voulaient garder leurs privilèges, selon un modèle clérical suranné, celui qui est à la source des scandales actuels qui nous font honte.
Les saints reconnus, mais aussi d’innombrables frères et sœurs dans la foi, proches ou lointains, tous nous apprennent que l’amour que Jésus nous porte est une source de vie, et que son regard sur nous est la lumière qui éclaire notre vie et nous permet d’avancer sur la route où il nous appelle. Si aujourd’hui nous avançons dans la tempête, nous savons que sur la rive se tient celui qui a allumé le feu et préparé le repas pour la vie éternelle. Son regard est sur nous.