Homélie du 25 octobre 2020 - 30e Dimanche du T.O.

Un triple amour pour un double commandement

par

fr. Jean-Baptiste Blandino

Vous connaissez ce dicton : l’ennemi de mon ennemi est mon ami. C’est ainsi que pharisiens et sadducéens qui pourtant ne s’apprécient guère semblent se relayer auprès de Jésus jusqu’à ce qu’il tombe. Eux qui connaissent si bien la Loi ne semblent pas beaucoup vivre la charité qui la soutient tout entière, comme nous le rappelle la première lecture : il n’y était pas question que de pureté ou d’impureté mais d’accueil de l’étranger, de soutien à la veuve et l’orphelin.

D’ailleurs, c’est sur ce terrain que va se situer la question embarrassante de l’un d’entre eux, un docteur de la Loi : « Maître, quel est le plus grand commandement de la Loi ? » Ainsi, demande-t-il à Jésus de se positionner face aux 613 commandements prescrits par la Loi. Le titre donné sur le ton ironique à Jésus — « Maître » — se révèle fort à propos puisqu’il va leur donner une leçon magistrale : une clef d’interprétation de toute la Loi ainsi que des prophètes. C’est le double commandement de la charité : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de tout ton esprit […] [et] tu aimeras ton prochain comme toi-même » (Mt 22, 37.39).

Aussi Jésus nous livre-t-il deux commandements semblables, ou plutôt un seul commandement double. C’est la clef d’interprétation de la Loi de Moïse. Mais face aux pharisiens, c’est comme s’il leur été donné une clef sans qu’ils sachent quelle porte ouvrir avec. Les voilà comme enfermés dans une maison avec la clef pour sortir [cette maison c’est la Loi de Moïse que l’on a privé de l’Esprit de Dieu]. Mais, pour les amis de Dieu, les vrais amis de Dieu, ceux qui cherchent Dieu dès l’aurore (cf. Ps 62), ils savent que cette clef ouvre la porte de l’amour de Dieu pour l’homme, celle qui le libère de la maison de servitude et du péché. Il y a un triple amour pour un double commandement.

Un premier amour. Il y a tout d’abord un amour de Dieu vers nous. En effet, rappelons-nous toujours que « Dieu nous a aimés le premier » (1 Jn 4, 19) ; cet amour s’est manifesté à travers les alliances de l’Ancien Testament mais plus encore quand « il a envoyé son Fils unique dans le monde » (1 Jn 4, 9) « en victime de propitiation » (1 Jn 4, 10) « afin que nous vivions par lui » (1 Jn 4, 9). Il y a donc en premier lieu cet amour qui nous dépasse et qui est de Dieu vers chacun de nous : il s’est exprimé à travers toute l’Histoire Sainte et s’exprime encore aujourd’hui pour nous par le don de son Esprit, de sa grâce. Cet amour s’est manifesté au plus haut point sur la Croix quand Dieu s’est offert pour « justifier les multitudes » (Is 53, 11). De son côté transpercé ont coulé les flots de la grâce dont la source ne tarit pas (cf. Jn 7, 38).

Un deuxième amour. Il y a ensuite un amour de nous vers Dieu. En effet, à cet amour divin vers nous, nous répondons par un amour à notre niveau et qui est de nous vers Dieu en vertu de la grâce qu’il nous a donnée « puisque l’amour est de Dieu » (1 Jn 4, 7), il a toujours pour origine Dieu. Il n’est certes pas à la hauteur de l’amour de Dieu envers nous mais soutenu par sa grâce et si nous y mettons tout notre cœur, toute notre âme et tout notre esprit nous répondons à son appel à accomplir son amour (cf. 1 Jn 4, 12). « Le motif d’aimer Dieu, c’est Dieu », disait saint Bernard. Ensuite, si nous répondons positivement à la question de saint Paul : qu’ai-je que je n’aie reçu ? (cf. 1 Co 4, 7), alors se pose la question du psalmiste : « Comment rendrai-je au Seigneur tout le bien qu’il m’a fait ? » (Ps 115, 12).

Un troisième amour. Il y a enfin un amour qui descend de nous et se répand sur notre prochain. La mesure de cet amour du prochain est l’amour de soi. Dieu se fait-il le promoteur du narcissisme ? Certes non ! Le pharisien semble justement être l’archétype biblique du narcissique. Cependant, il faut porter un regard juste sur soi-même car nous sommes notre premier prochain ; ne dit-on pas « charité bien ordonné commence par soi-même ». Haïr, oui il faut haïr, mépriser ce qui est mauvais en nous-mêmes : ce moi orgueilleux, jouisseur, qui se prend pour le centre du monde. Et aimer, oui il faut aimer ce qui est bon en nous-mêmes car cette bonté intérieure à nous-mêmes nous vient de Dieu qui nous a créés et qui dans le Christ nous a recréés, ce moi qui est d’autant plus aimable qu’il est humble devant Dieu. Alors oui, aimons-nous tout en glorifiant l’œuvre de Dieu en nous et nous aimant, nous pourrons aimer notre prochain comme une créature aimable, créée elle aussi par Dieu. Car si le motif d’aimer Dieu, c’est Dieu, « la raison d’aimer le prochain, c’est [aussi] Dieu ; car ce que nous devons aimer dans le prochain, c’est qu’il soit en Dieu » (Somme de théologie, IIa-IIae, q. 5, a. 1). Dieu compte sur nous pour propager comme un feu sa charité dans le monde : soyons ce que Dieu veut que nous soyons alors nous mettrons le feu au monde (Catherine de Sienne).

Finalement, la vie de la charité c’est l’amour de Dieu en nous : notre volonté l’accueille pour le faire agir au-dedans de nous, le rendre à Dieu et le répandre autour de nous. Unis à Dieu, nous faisons l’expérience de la vie divine, c’est-à-dire de la vie au sein de la Sainte Trinité. « Tu n’es pas loin du Royaume de Dieu » (Mc 12, 34), dit Jésus au scribe dans le passage parallèle de notre péricope selon saint Marc. La perfection de la charité n’est autre que la sainteté. Soutenus par Dieu, elle est à notre portée : il nous suffit de lui ouvrir notre cœur et de conformer notre volonté à la sienne. Oui, Dieu veut que nous vivions éternellement dans son Royaume. Alors allons droit de l’avant, tendu de tout notre être, courons vers le but — propageant le feu de sa charité le long de notre course, en vue du prix que Dieu nous appelle à recevoir là-haut, dans le Christ Jésus (cf. Ph 3, 13-14).