Homélie du 6 février 2005 - 5e DO

Une note salée

par

fr. Olivier de Saint Martin

Jérusalem, fin du VIème siècle avant Jésus-Christ.

Le peuple revient du trop long exil à Babylone, humblement comme quelqu’un qui a beaucoup souffert et avec de multiples questions en tête. Si nous avons été exilés, c’est sûrement parce que nous n’avons pas été fidèles à l’Alliance. Mais comment connaître la volonté divine? Et voici qu’une voix s’élève, c’est celle d’Isaïe. Elle parle pour Dieu: Décentre toi de toi-même, dit-elle. Si moi, Je suis LE juste, dit le Seigneur, si moi Je suis LE miséricordieux, je te demande d’être un homme de justice, un homme de miséricorde. Pose des gestes concrets qui feront de ta vie un prolongement de ma justice et de ma miséricorde. Je te demande d’être lumière pour moi, d’être signe de ce que Je suis. Qu’elle conduise vers plus grand que toi, vers moi.

Environ de Tibériade, an 30.

Une voix parle pour Dieu. C’est celle d’un Dieu fait homme. Après avoir proclamé les béatitudes, elle continue: Vous êtes le sel de la terre, vous êtes la lumière du monde, votre lumière doit briller devant les hommes afin qu’ils voient vos bonnes œuvres et glorifient votre Père. L’œuvre du disciple témoigne donc pour un Autre… Mais, une question naît dans l’esprit des auditeurs: être sel… est-ce se condamner à être changé, comme la femme de Lot, en colonne de sel? Mais elle, c’est justement parce qu’elle avait désobéi! Et le prophète Jérémie n’annonce-t-il pas que la terre promise pourrait devenir un désert salé où nul n’habitera (Jr 17, 6) si le peuple est infidèle? On pourrait multiplier les exemples… Alors, Jésus n’aurait-il pas dû dire plutôt: vous êtes le sucre de la terre? Nous aurions eu une vie sucrée… Eh bien non! Le Christ dit: Vous êtes le sel de la terre. Il ne fait d’ailleurs que prolonger certains passages de l’Ancien Testament: la Loi prescrit, en effet, de le mêler à l’encens offert en sacrifice (Ex 30, 35) ainsi qu’à toute oblation (Lv 2, 13). Il faut aussi en frotter le nouveau-né (Ez 16, 4)…

C’est que le sel a, fondamentalement, une vertu purificatrice et conservatrice. On sale les aliments pour les conserver et il est indispensable au corps humain puisque, entr’autre, il permet l’élimination des toxines. Et ce qui est vrai pour notre corps l’est pour notre âme. Notre âme a besoin de sel. Et le premier sel de notre âme c’est la Parole de Dieu. Et, comme le sel sur une blessure, elle commence par nous brûler et nous purifier. J’en veux pour preuve ces passages que nous n’aimons pas trop… parce que nous les trouvons trop exigeants, peut-être trop salés? Et pourtant, le disciple doit accepter d’être frotté du sel de la Parole, en un mot d’être purifié de tous les germes de mort qu’il porte en lui, conséquences du péché originel et de ses propres péchés. Voilà pourquoi les oblations de l’Ancien Testament étaient mêlées de sel: afin qu’elles soient pures et dignes de Dieu. Être frotté du sel de la Parole, c’est se préparer à s’offrir à Dieu en étant purifié et en ayant un goût qui lui plaise! C’est, en un mot, se préparer à devenir une offrande à la louange de sa gloire!

Nous avons là la seconde vertu du sel qui est de ne pas exister pour lui-même. Il épanouit la saveur de l’aliment tout comme la lumière révèle la beauté de celui qu’elle éclaire. Mais attention, lorsque le sel révèle la saveur de l’aliment, ce n’est pas pour que nous en fassions un usage égoïste. Au contraire, le sel permet au repas de devenir convivial et source de communion. Si le chrétien est appelé à être sel, c’est en ce sens: transformé par la grâce, il réfléchit la gloire du Seigneur (2 Co 3, 18) en révélant à l’humanité sa véritable vocation: celle d’être pour Dieu!

Paroisse Notre Dame du Rosaire, an 2005.

La voix de Dieu continue de retentir à travers la Parole proclamée. Et si je comprends bien ce qu’est le sel, il s’agit de donner du goût à la vie tout en la purifiant pour qu’elle soit communion avec Dieu. Ce n’est pas facile. Permettez-moi de relever quelques obstacles: il y a ceux qui optent pour le sucre, purement et simplement. Ce sont ceux qui oublient que l’Évangile doit purifier. Dieu est miséricorde, alors pourquoi s’en faire! Il y a aussi les adeptes du sucré-salé: Oui Dieu m’a pardonné mais il ne faut pas scandaliser le monde. Pas de vague, tout en rondeur… et tant pis si l’Évangile n’est pas proclamé. D’autres pourraient vouloir parfumer le sel: aux herbes de Provence, à l’estragon…: ce sont les mélanges « new-age », l’évangile que nous nous fabriquons, qui correspond à notre subjectivité. Enfin, il y a les puristes, les adeptes de la fleur de sel: ce serait l’Évangile passé au crible du scepticisme et de la critique rationnelle. Mais que reste-il alors de la Parole?

Si nous regardons les géants de l’humanité que sont les saints, nous voyons qu’ils sont précisément ceux qui ont laissé au sel de la Parole et de la grâce la possibilité de les purifier. Marie-Madeleine, Paul, François, ou encore, le criminel repenti Jacques Fesch qui disait: C’est par grâce et uniquement par grâce que je serai sauvé. Ils sont sel et lumière parce qu’ils ont lavé leur robe dans le sang de l’Agneau (Ap 7, 14). Purifiés, ils peuvent aider le monde à se purifier. Oh, ce n’est pas là sagesse humaine ni brillance socio-professionnelle, je vous l’accorde, mais la sagesse de Dieu nous permet de ne pas vivre à la surface de nous-mêmes. Et aujourd’hui comme hier, le monde attend que nous rendions compte de l’espérance qui nous anime. Je m’interroge: alors qu’empêtrés dans leurs fautes, nos contemporains sont souvent écartelés entre la démission (je ne suis pas coupable, c’est la faute des autres ou des circonstances) et le poids de la culpabilité (notre conscience n’est pas très portée sur la miséricorde), la tentation est grande pour eux entre une vie débridée (je ne suis jamais coupable) ou écrasée (je suis tellement coupable) qui, toutes deux conduisent au désespoir. Il reste une troisième voie, bien chrétienne celle-là, la route du sel: se reconnaître pécheur mais pécheur pardonné. Pécheur, je le suis dès le sein de ma mère et je le reconnais sans équivoque. Mais, je le sais, le Seigneur m’a sauvé par grâce et il a fait de moi l’un de ses fils. Il m’a libéré de l’esclavage du péché, par sa mort il a vaincu ma mort! Je suis donc habité d’une joie profonde que nul ne peut enlever! Et en vivre, c’est révéler à chacun une nouvelle voie et sa vocation la plus profonde: être sauvé pour devenir participant de la vie de Dieu! Peut-être l’Évangile a-t-il perdu un peu de cette saveur pour nous… Eh bien, réjouissons-nous! Le Carême nous propose justement la redécouverte de la note salée de la vie chrétienne!