Homélie du 11 mai 1997 - 7e DP

Vivre tranquille sur la terre

par

fr. Nicolas-Jean Porret

        Si vous vivez à Toulouse, en France, ou dans un de ces pays que l’on dit  » occidentaux  » ? ce qui signifie avant tout riche ? ; si vous avez une famille, des amis, une bonne santé, un travail, une situation honorable; ou si vous pouvez raisonnablement espérer la totalité ou la plus grande partie de ces biens, alors pour vous le monde dont parle l’évangile ne peut pas être une réalité méprisable: ce monde comporte nécessairement pour vous nombre de charmes et d’avantages tout à fait estimables. Ou, plus exactement: vous vous trouvez en mesure d’apprécier les enchantements que tout homme attend normalement de ce monde, œuvre du Créateur. Y aurait-il quelque mal à cela? Certainement pas, puisque, comme dit le psaume,  »  Habite la terre et vis tranquille  » (Ps 37:3); d’ailleurs, n’est-ce pas la vocation de l’homme que de vivre sur cette terre, d’en tirer sa nourriture, de s’y épanouir en bâtissant la Cité humaine, d’y perpétuer sa race; et on peut même ajouter: de le faire en rendant grâce à Dieu de qui nous viennent tous ces bienfaits?

        Mais pouvons-nous vivre ainsi  » tranquilles « , sous le seul prétexte que tout va bien ? ou que tout ne va pas trop mal ? pour nous? Nous sentons bien le danger de n’être finalement que des consommateurs de bien-être, comme ces gens que le psalmiste prenait à partie en leur disant:  » On te félicite car tout va bien pour toi « . Comment éviter ce piège de la suffisance et de l’enfermement possible sur soi? Il faudrait pouvoir vaincre cette tentation tellement moderne qui veut qu’on ne regarde pas en dehors d’un certain cadre, le cadre ? convenu et bien restreint ? de ce monde.

Au moins deux considérations peuvent nous aider à dépasser la ligne d’un horizon trop facilement clos sur lui-même: la première, est d’ordre naturel, l’autre relève de la foi.

1. ?         En premier lieu, pour un nombre non négligeable de nos frères, tout n’est pas pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles. Avec beaucoup d’entre eux, il ne serait pas décent de parler du chant des oiseaux, du calme et de la somptuosité des paysages, du rire des enfants, et de tout ce qui nous ravit: tout cela a été banni de leur univers. Et si ce n’est ici pas le lieu d’énumérer les malheurs dont nos semblables sont les victimes, le fait est que le mal est pour eux concrètement et quotidiennement une pierre d’achoppement. À dire vrai, nul ne l’ignore, et même la plupart d’entre nous a appris à s’en scandaliser ou à s’en émouvoir. Toutefois, le plus souvent, ce drame, si nous ne l’oublions pas, nous ne le connaissons que de l’extérieur, parce que la détresse extrême ne nous touche pas directement; et en effet, il reste toujours possible de vivre tranquille en remettant ces cas dramatiques à la seule  » sollicitude  » des journalistes (et des prédicateurs) qui, pour nous, se font l’écho de la misère (criante) du monde.

2. ?         Ainsi donc le monde n’est pas aussi enchanté ? aussi candide ? qu’on voudrait nous le faire croire; pour autant est-il maudit? Le scandale de la misère et de la peine des hommes, et plus encore peut-être le scandale de l’inégalité entre ce qui apparaît comme deux classes d’hommes, ce double scandale ne trouve pas de réponse en dehors du mystère du Christ. Nous savons dans la foi ? et c’est la deuxième considération à laquelle je voulais vous amener ? que, la mort (et la peine) étant entrée dans le monde à cause du péché, Dieu n’a pas abandonné l’homme à sa faute. Dieu, ne voulant pas renoncer à sa création (parce qu’elle est bonne, très bonne), est venu au secours des fils d’Adam. Au moment qu’il a jugé favorable, à la plénitude des temps, après s’être préparé un peuple par des enseignements et des alliances, Dieu a envoyé son propre Fils dans le monde. En Jésus-Christ, Dieu est entré dans la condition de l’esclave, dans la condition de cet homme devenu l’esclave de son propre milieu alors qu’il était appelé à régner sur lui.

        L’évangile qui vient d’être proclamé nous replace à la veille de la passion du Christ, au moment où le Fils de Dieu étant entré dans le monde et y ayant parcouru sa carrière, il s’apprête à quitter les siens et à retourner au Père de qui il venait; c’est pourquoi cet évangile nous l’avons également entendu à l’orée du Triduum pascal, le Jeudi saint au reposoir, où il constituait en quelque sorte le portique de ce temps pascal qui prend fin en ces jours.

        Donc, dans la grande prière sacerdotale que nous rapporte saint Jean, Jésus révèle la manière dont le chrétien doit habiter le monde. Le disciple du Christ demeure en ce monde alors que précisément son maître, lui, l’a quitté; mais le disciple demeuré en ce monde est appelé à y vivre de la même manière que son maître y a vécu; c’est pourquoi il ne doit pas plus appartenir à ce monde que le Christ ne lui a appartenu. En réalité le disciple n’est ici qu’un pèlerin, un étranger qui ne peut se sentir tout à fait chez lui; non que ce monde soit irrémédiablement étranger au Royaume des cieux, mais, pour l’heure, il résiste encore trop à l’influence de la grâce du Christ; et surtout, le disciple qui a vécu l’expérience de la Pâque de son Seigneur ne peut qu’espérer entrer à sa suite dans cette gloire où son Chef est entré le premier par son ascension.

        Ces raisons font que le chrétien ne peut se comporter comme si toutes ses énergies devaient être retenues par les réalités qui ne sont pas définitives: déjà saint Paul le disait,  » elle passe la figure de ce monde  » (1Co 7:31). Ce qui ne passe pas et qui mérite toute la concentration de notre recherche, de notre désir, c’est ce qui vient, ce pour quoi l’assemblée céleste exulte, ce à quoi elle nous invite. Sous ce rapport ? le seul qui compte vraiment ? il n’y a pas d’inégalité entre les hommes.

        On pourra se désoler de la situation présente: de la détresse matérielle des uns, et sans doute plus encore de la détresse spirituelle des autres. Quant aux disciples du Seigneur, nous dit l’Évangile, ils furent remplis de joie après que le Christ les eut bénis et qu’il eut été emporté au ciel: pourquoi donc cette joie, sinon parce que ce départ nous garantit qu’avec le Christ nous avons un accès auprès du Père? L’ouverture des portes du ciel, jadis fermées par la faute d’Adam, n’est pas seulement une promesse pour un futur éloigné, elle est actuelle, rendue présente par cette autre promesse du Christ: l’envoi de l’Esprit Saint. Qui a l’esprit du Christ, celui-là lui appartient: celui-là n’appartient plus au monde, quand bien même il y séjourne; il est solidement enté à l’arbre de la vie: de cet arbre planté dans le Paradis nouveau, il cueille les feuilles qui lui sont un remède, il mange les fruits qui lui sont une nourriture.

        C’est pourquoi, frères et sœurs, en ce temps de prière fervente à l’Esprit Saint, nous demandons au Christ qu’il nous consacre dans la Vérité tout entière. Nous appelons sur nous l’Esprit qui nous fera agir comme les intimes du Seigneur, comme les hôtes de la Cité céleste, en marche vers elle. Ainsi vivrons-nous  » tranquilles sur la terre « .