Vous savez tous quel savant a été le P. Montagnes. Il aimait qualifier de ce titre un peu désuet universitaires et chercheurs amis, collègues de la Société Archéologique du Midi de la France ou du Comité des Cahiers de Fanjeaux, mais aussi érudits, clercs ou laïcs, avec ou sans plumage académique, célébrés par l’Université ou isolés dans leur cabinet de travail. En ces savants, notre frère voyait des frères d’armes, ceux qui faisaient le même métier que lui, des serviteurs de la vérité.
Savant parmi les savants, notre frère se voulait acteur et serviteur de ce qu’il appelait la « diaconie » historique, c’est-à-dire une entreprise d’intelligibilité de l’histoire des hommes. Lui se livrait à ce travail dans la foi, bien entendu. Il ne s’est jamais caché d’être religieux et prêtre et d’agir comme tel. En s’attachant aux figures du P. Lagrange, mais aussi de Sébastien Michaelis, de Lacordaire, du P. Cormier, ou de sa chère Marie de la Croix, il trouvait en eux des objets d’étude scientifique mais voyait aussi et surtout des amis de Dieu, des figures de sainteté… Parmi ses pairs, seuls les ignorants ou les imbéciles ont pu s’en offusquer : on juge un savant sur sa probité intellectuelle.
Un savant, c’est l’homme d’une œuvre accomplie méthodiquement, pas à pas ; une œuvre élevée comme une cathédrale destinée à accueillir, dans l’éclat réfléchi du soleil, des fidèles qui trouvent plus de lumière à l’intérieur qu’à l’extérieur du monument.
Mais que se passe-t-il quand un savant ne peut plus accomplir son œuvre ?
Il y a huit jours, au moment d’une crise d’angoisse, le P. Montagnes m’a demandé à deux reprises, en latin bien accentué et en pleine nuit : « Quid faciam ? », « Que faire ? », ou plutôt « que ferai-je ? »
Cette interrogation qu’il faisait sienne parcourt l’Écriture, dans la bouche de Dieu comme dans celle de l’homme. C’est l’interrogation de Dieu face au péché de sa créature : « Que ferai-je pour toi, Éphraïm ? Que ferai-je pour toi Juda ? Car votre amour est la nuée du matin, comme la rosée qui tôt se dissipe. [Or] c’est l’amour qui me plaît et non les sacrifices, la connaissance de Dieu plutôt que les holocaustes » (Os 6, 4.6). Ici, la Révélation montre comme un désarroi de Dieu devant l’homme qui se refuse à sa vocation divine. Mais l’interrogation « Quid faciam ? », on la trouve aussi dans la bouche de l’homme, et notamment dans la parabole de ce mystérieux intendant qui a dilapidé les biens de son maître et s’est vu retirer son mandat de gestion : « Que vais-je faire, se dit-il, puisque mon maître me retire la gérance ? » (Lc 16, 3).
Dans la bouche de cet intendant donné par le Seigneur en modèle comme dans la bouche du P. Montagnes, « Quid faciam ? », c’est la question de quelqu’un qui n’a jamais perdu son temps, la question de quelqu’un qui a beaucoup travaillé, la question de quelqu’un qui laisse une œuvre inachevée et s’en inquiète. N’est-ce pas, pourtant, le sort de toutes les œuvres humaines que de rester inachevées ? Notre frère était de ceux qui ont compris leur vocation comme une mission à accomplir. Il était de la même race que l’homme bénéficiaire de cinq talents qui les fait fructifier jusqu’à doubler la mise (Mt 25, 20). Celui qui est ainsi bâti entend user de ses forces jusqu’au bout pour faire ce qu’il doit faire, pour achever sa tâche d’homme.
Notre frère s’est donc heurté à cette question fondamentale : « Que faire ? » C’est-à-dire : « Que puis-je faire encore ? Que puis-je faire de plus ? » Mes forces diminuent, mes jambes défaillent, mes yeux n’y voient plus suffisamment pour lire ni mes oreilles pour entendre, alors que ferai-je ?
Pour celui qui n’a pas la foi, la tentation du désespoir est grande : tout m’a été pris, à quoi bon poursuivre un chemin sur lequel je n’ai plus rien à apporter ? Pour l’homme de foi, la tentation du désespoir existe aussi. Mais on peut avoir perdu l’espoir d’être efficient tout en ayant une espérance théologale qui transcende et dépasse l’absence d’espoir. La vie de foi, d’espérance et de charité change tout.
Quand on ne peut plus faire, quand on est pauvre, chaste et obéissant, non pas seulement par vœu mais parce que le grand âge nous a rendus totalement dépendants, radicalement incapables de faire les choses par nous-même, nous sommes ramenés à l’essentiel, à ce qui est premier et dernier en nous. Et ce qu’a été notre frère Benoît, le plus fondamentalement, ce qu’il est aujourd’hui devant son Seigneur et son Dieu, c’est un enfant de Dieu, un baptisé dans lequel la grâce du baptême a fructifié. Consacré dans la vie religieuse, ordonné prêtre pour le service de l’Église, il a voulu correspondre au don et à l’appel de Dieu. Vous le savez peut-être, le nom reçu à la prise d’habit par notre frère était Benoît, le « béni ». S’il a signé très tôt ses travaux de recherche de son nom de baptême, Bernard, notre frère n’a jamais voulu renoncer, dans les actes et dans l’usage religieux à ce Benoît qui lui rappelait l’attrait longuement ressenti, au seuil de la vie religieuse, pour le chemin bénédictin. Être à Dieu, c’est ce qu’il a voulu avant tout.
Soixante-quinze ans après avoir poussé la porte de l’Ordre des prêcheurs, rue Espinasse, le travailleur infatigable qu’était le P. Montagnes ne pouvait plus rien faire. Trois-quarts de siècles de joies mais aussi d’épreuves. Saint Paul avait pourtant prévenu, il y a 2000 ans, tous ceux qui sont appelés à la vie apostolique : « Voyages sans nombre, dangers des rivières, dangers des brigands, dangers de mes compatriotes, dangers des païens, dangers de la ville, dangers du désert, dangers de la mer, dangers des faux frères ! Labeur et fatigue, veilles fréquentes, faim et soif, jeûnes répétés, froid et nudité ! » (2 Co 11, 26-27). Dans chaque vie authentiquement vécue à la suite du Christ, ces épreuves apparaissent, notamment celles – les plus douloureuses – de la vie fraternelle déçue ou trahie. Peu importe aujourd’hui, sinon pour les historiens. Après avoir élevé une œuvre philosophique et surtout historique considérable, le frère Benoît a découvert qu’il n’y avait rien à faire par soi-même pour passer de la vie avec un petit v à la Vie avec un grand V, de la vie reçue de Dieu à travers la médiation de ses parents et d’une famille très aimée jusqu’à la vie de Dieu partagée avec Lui pour l’éternité. Pour réaliser cette Pâque, ce passage, il faut se laisser faire.
Pâtir, subir certaines déchéances du grand âge, notre P. Montagnes s’y était préparé. Je me rappelle ces textes de Teilhard sur les purifications passives, l’art chrétien de subir, qu’il avait mis de côté depuis longtemps déjà et relisait régulièrement. Mais la découverte qu’il a faite ces dernières semaines, grandement aidé en cela par le frère Olivier, son prieur, c’est qu’il faut non seulement pâtir, se laisser arracher tout ce que l’on maîtrise, mais aussi consentir à cet arrachement. Pour être au Christ entièrement et traverser, attaché à lui, les portes de la mort, il ne suffit pas que sa vie soit prise, il faut la donner. Il faut donc accepter la croix, non par fatalisme, par résignation, mais parce que l’on sait qu’elle est source de Vie. Il faut vouloir même ce que l’on subit. Voilà qui est chrétien. « Personne ne m’enlève ma vie, mais je la donne de moi-même » (Jn 10, 18) dit le Seigneur. Saint Paul ne demande pas autre chose aux chrétiens quand il les invite à « offrir [leurs] personnes en hostie vivante, sainte, agréable à Dieu : [car] c’est là le culte spirituel [qu’ils ont] à rendre » (Rm 12, 1). Être une hostie dans l’hostie, s’offrir dans le sacrifice, comme nous le faisons à la messe.
Vous l’avez compris, frères et sœurs, celui que nous accompagnons aujourd’hui de notre prière, ce n’est pas le lauréat du prix Montyon de l’Académie française, ou l’historien que les nécrologies des revues savantes vont se hâter lentement d’honorer. Celui que nous accompagnons aujourd’hui de notre prière, c’est un enfant de 93 ans ou si vous le préférez un enfant de Dieu qui a passé 93 ans à tenter de correspondre au projet de Dieu sur lui. Son plus bel héritage, pour ceux d’entre nous qui l’ont plus immédiatement connu, ce n’est pas son abondante bibliographie, c’est sa fidélité aux grandes grâces de sa vie, malgré les embûches, les épreuves, les détours.
Par l’intercession de Notre-Dame du Rosaire et de saint Dominique, qu’il a tant aimés, par l’intercession de ces saints frères et ces saintes sœurs de l’Ordre qui lui ont été des compagnons de marche, en particulier le P. Lagrange, par la prière de Mère Marie de la Croix, cette étoile inattendue au soir de sa vie, tournons-nous vers le Dieu Père, Fils et Esprit-Saint en le suppliant d’achever dans notre frère ce qu’Il a commencé.