Homélie du 3 octobre 2021 - 27e dimanche du T. O.

À la manière d’un enfant

par

fr. Éric Pohlé

« Celui qui n’accueille pas le royaume de Dieu à la manière d’un enfant n’y entrera pas » : coup de vent que cette parole. Sans modération, elle frappe et bouscule la réalité : car vivre consiste à nous éloigner chaque jour d’avantage de l’état d’enfance. Les années, leurs compromissions avec le mal, les faiblesses et les blessures s’accumulent. « Laissez les enfants venir à moi, ne les empêchez pas, car le royaume de Dieu est à ceux qui leur ressemblent » : c’est le Christ qui parle. Il arrête avec colère — une colère qu’il n’a pas manifestée aux pharisiens et à leur question de répudiation —, il arrête avec colère ses propres disciples parce qu’ils repoussent ce qu’a parfois de désordonné et d’un peu bruyant des enfants qui s’approchent. Ou simplement, ils estiment que l’enseignement du maître et sa présence sont l’affaire des grandes personnes. Nous pensons volontiers comme eux lorsque nous venons d’assister aux deux autres scènes qui précèdent celle des enfants : les pharisiens puis les disciples interrogent le Christ sur la question du mariage : question évidemment de grandes personnes. Mais plus encore, ils en parlent sans sentiment ni admiration, la beauté de l’union entre un homme et une femme est absente de leur propos : ils discutent en grandes personnes sérieuses qui sont au monde pour résoudre des cas à partir d’une loi dont ils pensent être les maîtres.

Frères et sœurs, prêtons l’oreille et toute notre confiance à la liturgie : elle semble aujourd’hui contredire nos attentes en réunissant ces scènes si différentes. D’une part, les graves questions des grandes personnes ; de l’autre, la simple bénédiction des enfants. Ce faisant la liturgie nous prend par la main et nous oblige à ne nous arrêter ni sur les places avec les pharisiens ni même dans la maison avec les disciples. Il faut envisager les trois moments ensemble, de même qu’un verset de l’Évangile ne se comprend bien qu’à la lumière de tout l’Évangile qui va jusqu’à la Passion, la mort, la résurrection et l’ascension du Seigneur. Peut-être que nous comprendrons mieux les questions portant sur le mariage à la lumière de l’exigence spirituelle qui se manifeste dans la scène où Jésus bénit les enfants.

Car tous nous sommes touchés à l’un ou l’autre moment du texte, à vif : est-il permis de renvoyer sa femme ? Ai-je rédigé un acte de répudiation ? Y a-t-il équivalence entre répudiation et divorce ? Que signifie « ne faire qu’une seule chair » ? À partir de quand y a-t-il adultère ? Autant de questions qui finissent par révéler avec clarté la dureté du cœur de chacun, et jusqu’à la dureté du cœur du religieux qui vous parle ou de la religieuse qui par vocation ne se marient pas. Parce qu’il n’est personne qui n’ait jamais rédigé dans son cœur un acte de répudiation à l’encontre de celui, conjoint, frère, sœur ou ami, avec lequel il est lié et que l’on appelle « mon prochain ». Parce qu’il n’est personne qui n’ait jamais commis l’adultère, puisque le Seigneur, Notre Seigneur, maître de vérité, nous dit : « Tout homme qui regarde une femme avec convoitise a déjà commis l’adultère avec elle dans son cœur. » Autant de dureté que de situations coupables : autant de lieux où l’Église, qui enseigne par le Pape et les évêques, et agit efficacement par chacun de ses ministres, invite ses enfants à prendre le temps de l’écoute, du partage, de la miséricorde donnée et reçue.

Frères et sœurs, vous savez qu’il n’est pas ici question de relativiser le lien particulier qu’est le mariage, mais il ne peut être question non plus de l’isoler des autres relations humaines : sans Dieu, aucune ne tient profondément.

Interrogé sur la répudiation, Jésus rappelle l’origine du projet, de la volonté première du Créateur. Et cette volonté est un amour, le seul véritable. L’amour crée l’amour : Dieu crée l’homme et la femme, côte à côte. « Remarquons, dit un Père de l’Église, qu’ils ne furent pas l’objet d’une création distincte qui les eût rendus étrangers l’un à l’autre » ; non il est question de côte, et la côte touche au cœur, car « c’est en ce lieu du corps, au cœur, que résidera la force d’union réciproque du couple. On dit bien de ceux qui cheminent ensemble et qui ont les yeux fixés sur le même but, qu’ils marchent côte à côte ».

Oui, nous connaissons beaucoup de couples où homme et femme marchent côte à côte et nous rendons grâce : mais nous croyons aussi qu’ils ne peuvent marcher côte à côte que parce qu’il y a, sur le chemin, l’Église pèlerine qui avance sur terre vers le Royaume. Et c’est pourquoi le mariage est un sacrement. Plus intensément encore, nous savons, qu’avant ces couples en marche, avant tous ces fidèles pèlerins et étrangers sur terre, il y a le chemin lui-même et ce chemin est une Personne : le Christ, chemin, vérité et vie.

Aujourd’hui, ce chemin nous rappelle à l’enfance. Il n’est pas un chemin de retour, parce que l’enfance véritable, comme la vigne véritable ou le vrai pain, n’est jamais derrière soi mais toujours au-devant. Le Christ ne nous demande pas de retomber en enfance ou de nous souvenir d’une enfance d’ailleurs peut-être malheureuse : il nous prend la main pour nous faire entrer dans un temps nouveau, nouveau comme l’enfance, mais qui contrairement à l’enfance, ne se flétrit pas. La grâce de Jésus-Christ insère dans chacune de nos vies un ferment d’éternité : l’amour humain traverse les temps et s’ouvre à l’éternel. Le vieillissement du monde porte en lui, par grâce, un quelque chose d’une toute nouvelle enfance.
On lisait parmi les premières lignes d’un livre apparemment pour enfants écrit quand l’horreur de la Seconde Guerre n’était pas encore achevée :

« … je veux bien dédier ce livre à l’enfant qu’a été autrefois cette grande personne. Toutes les grandes personnes ont d’abord été des enfants (mais peu d’entre elles s’en souviennent). Je corrige donc ma dédicace : À Léon Werth quand il était petit garçon. »

Ce meilleur ami à qui s’adresse alors Antoine de Saint-Exupéry a 65 ans et nous sommes en 1943.
Par là, le poète qui est aussi maître en humanité nous demande un esprit d’enfance pour voir autrement le temps que nous vivons. Que cela compte et que cela est beau. Mais cela ne suffit pas encore à notre désir le plus profond : le Christ va au-delà et pour nous conduire à Dieu qu’il est en vérité, il nous demande non l’esprit d’enfance mais l’être et la manière de l’enfant : la confiance, l’abandon, la fidélité et la joie.

Tout meurtris que nous sommes par le temps et le retour nécessaire sur la vérité de temps où certains membres de cette Église ont contredit la voie du Seigneur, approchons-nous, plus humblement encore, de notre Sauveur et Rédempteur, en enfants que nous voulons être, pour recevoir aujourd’hui sa tendre et miséricordieuse bénédiction.
Amen.