Le bœuf de Nathanaël


Seul, loin de l’agitation née du recensement, le bœuf ruminait ou plutôt il méditait sur ses origines et sa destinée. Son histoire était liée à celle d’Israël : ses ancêtres avaient servi des rois et des prophètes. Ils avaient même tiré l’Arche d’Alliance (cf. 2 S 6, 2-5) et, faisaient partie de l’attelage du char de Dieu (cf. Ez 1, 10). Depuis longtemps, il était un signe : son sang, sa chair offerts en sacrifice (cf. 1 R 8, 5) représentaient l’homme vis-à-vis de Dieu. Le bœuf ne devait avoir d’autre entrave que le joug (cf. Dt 25, 4 ; Is 32, 20), comme l’homme ne devait avoir d’autre joug que celui de la Torah. Enfin, grâce à sa force tranquille, la terre produisait son fruit. C’est pour cela que le livre des Proverbes affirmait que « s’il n’y a pas de bœuf, la crèche est vide ! » (cf. Pr 14, 4). Oui, grâce à lui, son propriétaire pouvait être heureux, ici sur la terre de David. Le bœuf était vraiment un don de Dieu [un Nathanaël]. C’était sa dignité et sa fierté.
Un âne vint à braire. Il voulait entrer dans la crèche ! Non, se dit le bœuf en invoquant la loi de Moïse, qui, pour bien séparer le pur de l’impur, interdit d’atteler l’âne avec le bœuf (cf. Dt 22, 10), comme elle interdit au peuple juif de se souiller avec les peuples idolâtres (cf. Ex 34, 15). Au même moment, un homme parlait : « L’âne a trouvé une étable. C’est une bénédiction car, vraiment, Bethléem est bien plus loin de Nazareth que je ne le pensais ! » Ce à quoi le bœuf répondit en lui-même : « De Nazareth peut-il sortir quelque chose de bon ? [cf. Jn 1, 46] ; je vais m’allonger en travers, faire obstacle de tout mon corps ; rien d’impur, de pauvre et d’étranger n’entrera ici, dans la cité du roi David ! »
C’est alors qu’une parole de Dieu lui revint en mémoire. Elle disait : « Mieux vaut de l’herbe pour nourriture, là où règne l’amour, qu’un bœuf engraissé, si la haine est là » (Pr 15, 17). Le cœur repenti, il fit de la place. La femme enfanta comme par miracle : aucun cri, aucune douleur. Juste le silence d’une une nuit si claire et si pure qu’elle semblait révéler un secret de lumière. On déposa le petit Enfant dans la mangeoire, au milieu du foin trop piquant pour la peau d’un nouveau-né ! Et pourtant ce dernier souriait en regardant cette compagnie qui était la sienne : son père, sa mère, l’âne et lui, le bœuf. L’âne, justement, levait les yeux vers la mangeoire, comme s’il y voyait une demeure pour l’Enfant. Cela rappelait quelque chose au bœuf. Il fouilla sa mémoire et…
Il se souvint que des prophètes (cf. Ha 3, 2 et Is 1, 3) avaient annoncé qu’un âne et un bœuf seraient un jour réunis dans une crèche, annonçant le jour où tomberaient les murs de haine qui séparent et dispersent l’humanité (cf. Lc 13, 29 ; Ep 2, 12-22). Un Fils naitrait d’une Vierge, il serait Emmanuel, portant de nombreux noms (cf. Is 7, 14). Cela était-il en train d’arriver ?
Cet Enfant, si fragile, si pauvre et si petit, était-il Dieu qui, prenant la condition de serviteur (cf. Ph 2, 7), venait vivre au milieu de son peuple ? Dieu devenait-il homme pour faire de nous ses amis (cf. Jn 15, 15), nous rendre participants de sa vie (cf. 2 P 1, 14) ? Voilà qui était prodigieux et réjouissant ! Mais la prophétie disait aussi que tous ne reconnaîtraient pas cet enfant (cf. Is 1, 3). Alors le bœuf prit une décision. Il décida qu’à partir de ce jour, jamais il ne ferait obstacle entre l’homme et Dieu. Il allait prier pour que l’homme comprenne, et reconnaisse l’Enfant Dieu comme son possesseur. Il prierait spécialement pour le fils de son maitre. Il s’appelait Nathanaël. Qui sait, peut-être un jour rencontrerait-il cet Enfant ?
Il prierait pour que Nathanaël ne se laisse pas séduire par les biens matériels qui détournent si facilement de Dieu (cf. Mt 6, 24 ; 19, 16-30). Il prierait aussi pour qu’il travaille mais pas au point d’y perdre son âme (cf. Mc 8, 36), en oubliant les plus faibles, les plus pauvres ou même le nécessaire repos. Tiens, il lui dirait de ne jamais essayer ses bœufs, de ne pas travailler, le jour consacré à Dieu (cf. Lc 14, 19) ! Parce que cela reviendrait à adorer l’image d’un bœuf mangeur d’herbe (cf. Ps 106, 20).
Il allait prier aussi pour que Nathanaël ne se laisse jamais aveugler ni entraver par le mensonge, la facilité, la rancœur, la dureté de cœur. Il lui dirait plutôt de ruminer, de méditer chaque jour la Parole de Dieu, car elle est source de vie (cf. Lc 2, 19 ; Jn 6, 63) et peut transformer le cœur de l’homme.
Il rappellerait à Nathanaël que s’il compte sur ses propres forces, l’homme n’est rien. Il prendrait l’exemple de ses ancêtres qui avaient fait verser l’Arche d’Alliance (cf. 2 S 6, 6). Et lui-même, n’avait-il pas voulu interdire l’entrée de son étable ? L’homme comme le bœuf peut tomber et se détourner de Dieu, fermer son cœur à cette amitié qui lui est proposée. Mais le bœuf allait prier pour que Nathanaël ait conscience que Dieu est patient et ne se lasse jamais de pardonner. Et s’il fallait qu’il soit sacrifié pour célébrer le retour du prodigue auprès du Père, il l’acceptait de grand cœur (cf. Lc 15, 11-32).
Il pria, résolu de servir avec humilité et même de donner sa vie, pour qu’un jour Nathanaël rencontre cet Enfant, qu’il le reconnaisse comme le Fils de Dieu (cf. Jn 1, 49), et qu’il prenne sur lui son joug, un joug léger et facile à porter (cf. Mt 11, 30). Il pria pour Nathanaël, pour moi, pour vous. Il pria pour chacun de nous, pour que notre vie ne soit plus la même. Il pria pour que chacun de nous accueille Celui qui vient de naitre et qu’Il nous donne de devenir enfants de Dieu (cf. Jn 1, 12). Car c’est alors que nous sommes vraiment vivants, que nous sommes la gloire de Dieu, celle que chantaient les anges auprès des bergers.

