Homélie du 8 août 2021 - Solennité de saint Dominique — Jubilé de la naissance au Ciel de notre père saint Dominique — Église des Jacobins

De la piété à la prédication

par

fr. Philippe Jaillot

Là où au verbe « douter » nous aurions opposé le verbe « croire », l’Évangile, ici, oppose le verbe « se prosterner ».
Ici, Jésus veut que les disciples se mobilisent comme il le leur a demandé avant sa mort : « après ma résurrection, je vous précèderai en Galilée » (Mt 26, 32).
Il fallait avoir été convaincu de la résurrection pour accomplir cette demande du Seigneur de se rendre en Galilée sur les pas du Ressuscité. Sans inhibition, il leur faudrait partir rencontrer les gens, s’approcher de ceux qui sont occupés par toutes sortes d’affaires des plus lointaines aux plus proches de Dieu. Et ayant cru que le Christ est ressuscité, ils devraient faire des disciples, baptiser, enseigner.
Or, de façon peut-être inattendue, cette mise en mouvement semble s’appuyer sur ce geste : se prosterner.

Se prosterner est un acte de religion, un mouvement du croyant qui, seul, dans sa prière personnelle, ou au milieu des autres dans la prière liturgique, s’ajuste à ce que Dieu fait en lui. Se prosterner est un geste de piété : l’homme qui tourne son corps et son cœur vers Dieu pour entrer dans son œuvre de salut.
L’Évangile présente ce mouvement de la piété comme un geste qui initie et rend possible la sortie du doute. C’est un geste initiateur, mais c’est tout autant la manifestation que l’homme a consenti à reconnaître le Christ Jésus comme son Sauveur et son ami.

N’ayons pas peur du genou qui se pose à terre, du corps qui se prosterne, ou des mains qui se joignent, car il se pourrait vraiment que faire ces gestes permette à l’homme de dépasser sa difficulté à s’en remettre à Dieu. Il se pourrait que ces gestes décrassent ce qui le retient de consentir à l’amitié du Christ, de répondre à l’appel de Dieu vers l’accomplissement de sa vie, de quitter l’hésitation et le doute. Il se pourrait que ces gestes de piété aient la vertu de faire sortir l’homme du mi-chemin entre le connu d’aujourd’hui et l’inconnu qu’est demain, entre le péché et la foi. Mais notre époque est plutôt suspicieuse de ces gestes : vus de l’extérieur, et même vus par quelques chrétiens, ils sont naïfs, infondés ou étranges.

Notre Père saint Dominique laissa façonner son corps et son cœur par la piété qui ajuste à l’appel de Dieu.

Témoignage de piété lorsqu’il parlait de Dieu ou à Dieu, comme les deux temps de la dévotion et de la prédication, comme l’unique expérience d’un homme qui aime le Seigneur son Dieu de tout son être et son prochain comme lui-même.

• Piété de saint Dominique dont nous aimons chanter que dans le livre de la croix, il apprenait le chemin de la vie. Appel pour nous à regarder cette croix sur les murs de nos maisons, à aller la contempler dans nos églises. Appel à la porter sur notre poitrine, avec toutes les difficultés que cela représente pour beaucoup qui sentent si réduite la possibilité de la montrer. Blanche et noire, la croix dominicaine dit le combat spirituel à assumer dans la vie chrétienne : elle est le signe de l’union heureuse de ce qui contraste en cette vie, de ce qui tranche et s’oppose.
La croix dominicaine est une balise pour notre monde et elle n’est pas réservée aux frères, aux sœurs ou aux laïcs dominicains. Elle n’est pas une marque d’identité, car, au contraire, elle est faite pour rayonner, elle est comme une prédication qui a fait son chemin dans et par la vie de tous les amis de saint Dominique, amis de nos couvents et de nos maisons. Amis de Jésus, le Christ ressuscité surgi de l’angoisse mortelle, tous appelés à tracer pieusement le signe de la croix, signe de leur adhérence à lui qui est vivant, miséricordieux, aimant. Amis de ceux qui sont baptisés ou qui le seront par le fruit de notre évangélisation au Nom du Père, et du Fils et du Saint-Esprit.

• Piété encore de Dominique qui priait de tant de manières qui façonnaient son corps. Il priait avec les bras ouverts, figurant la lecture du livre de la parole de Dieu ; il priait aussi en levant les yeux et dressant les mains vers le ciel comme le serviteur tendu vers la main de son maître ; il pouvait aussi prier en les étirant en forme de croix, confessant la croix du Christ par laquelle le salut est donné au monde [1].

Comme l’Évangile aujourd’hui, Dominique réveille en nous l’audace de la piété. Il la corrige peut-être aussi, lorsqu’elle serait illusion de posséder ou de maîtriser les choses de Dieu. Lorsque nos gestes de dévotion, en définitive, ne feraient plus vraiment preuve d’humilité et de docilité, nous rendraient cassants et présomptueux. Lorsqu’ils nous éloigneraient de l’authenticité du cœur ou de l’intelligence de la foi. Dominique rapporte la piété au propos de l’ordre qu’il fonda : la prédication pour le salut des âmes. La prédication est le critère d’entrée dans la vie dominicaine. Elle consiste à travailler à la suite du Christ et par lui à sanctifier ce monde, mais elle est aussi le lieu même dans lequel ceux qui suivent Dominique laissent le Christ les sanctifier.

Le récit d’un maître de l’ordre du début du XIVe siècle, frère Bernard, donne à voir comment la grâce du Christ et les mérites de Dominique stimulèrent ainsi la vraie piété d’un frère en proie au doute [2]. Il fut ramené à se recentrer sur l’appel véritable à suivre le Christ sur les chemins de sa Galilée.
Le frère Bernard raconte qu’un novice dominicain en Gascogne avait eu une dévotion spéciale envers notre bienheureux Père Dominique. Ce novice était très raffiné, dit-on, et après quelques mois de noviciat, il trouva cette vie très dure. Si bien qu’il décida de retourner dans le monde, de retrouver sa Galilée, mais pas pour marcher sur les pas du Christ ressuscité, ni pour prêcher à la manière des fils et des filles de Dominique. C’était pour se défiler et retourner à ses affaires d’antan.

Son départ se passa ainsi : une nuit, il décida de partir sans être vu des frères et en passant par l’église. Avant d’aller en ouvrir la porte, il fit un geste de piété, une petite génuflexion devant le crucifix qui était au milieu de l’église et devant l’autel du bienheureux Dominique. « Comme pour recevoir d’eux la permission de s’en aller », dit le récit. Et quand il atteignit la porte, il vit devant lui la croix avec l’image du crucifié, celle-là même qu’il avait vénérée juste avant. Et derrière lui, il vit un frère. Il fit alors marche arrière et curieusement tout lui sembla en ordre. Personne n’était là. « Cela avait dû être le fruit de mon imagination », se dit-il. Il retourna vers la porte de l’église, et la même chose se reproduisit. Avec détermination, il passa sous le bras de la croix qui se tenait devant lui mais la main du crucifié se détacha de la croix et lui donna une gifle. La douleur lui donna l’intelligence, rapporte le témoignage. Et il sut que le frère qu’il avait vu dans son dos était le bienheureux Père Dominique. La suite fut ceci : il revint et fit profession dans l’ordre des prêcheurs et se mit bel et bien au service du Christ.

Jésus ressuscité, dans l’Évangile, nous dit qu’il se tient avec nous tous les jours jusqu’à la fin du monde. Il est avec nous d’une présence surnaturelle qui fortifie notre foi et nous fait nous tenir au croisement des réalités du monde, dans nos villes, nos Galilées. Il exprime également que nous-mêmes serons sa présence comme d’autres avant nous et d’autres après nous.

D’une certaine façon, saint Dominique prolongea pour ses frères ce message du Christ. Avant de mourir — c’était il y a juste 800 ans —, ou avant sa naissance au Ciel, lui dont la sainteté fut reconnue et féconde… avant de mourir, il dit à ses frères qu’il voulait être enterré sous leurs pieds dans leur église, et il leur annonça par ailleurs : « Je vous serai plus utile et vous aiderai plus efficacement après ma mort que pendant ma vie. »
Nous nous sentons dans un monde sans religion, sans piété, sans foi… une vie sociale et politique percluses de doute, bradant la vérité, voire figée dans des sursauts d’hostilité. Et nous-mêmes risquons de vaciller. Mais le Christ donne la vie dans cette Galilée et n’abandonne ni ce monde ni les disciples que nous sommes.

Dominique, lui aussi, se veut utile et présent à ceux qui ne faiblissent pas pour annoncer le salut de Dieu. Il montre la croix comme un livre de vie ouvert à notre contemplation, et la Bible comme une croix qui parle de l’amour de la Trinité sainte.
Amen.

[1] Cf. Totum dominicain [Saint Dominique, de l’Ordre des frères Prêcheurs, Témoignages écrits], p. 1219 s.
[2] Cf. Totum dominicain, p. 1585.