« Pas digne ? Pas digne de moi ? »


Pas digne ! Pas digne ? Que de conditions à satisfaire pour parvenir à être digne du Christ, notre sauveur ! Déjà rien qu’à les entendre, ça fait mal ; alors de là à les mettre en pratique : « Ça va pas le faire ! » Heureusement que cette exhortation de Jésus se conclut par une promesse : une récompense liée à notre qualité d’accueil de sa présence dans les événements inconnus qu’il place sur notre route.
Avouons-le, la pilule est dure à avaler : çà n’a rien de très engageant, ces exigences. Par trois fois, le Seigneur nous dit : « Pas digne de moi ! » Alors que, tout de même, on est baptisé, confirmé, on vient à la messe régulièrement, on se confesse plusieurs fois par an. Et puis, tout de même, les parents âgés c’est important d’en prendre soin et c’est pareil pour les petits enfants. Ce n’est pas rien tout ce que l’on fait pour eux : on se décarcasse tant et plus. Plus encore, Dieu dit dans le Lévitique « d’aimer son prochain comme soi-même car je suis le Seigneur » (Lv 19, 18). Toute cela est juste et bon, mais — car il y a un mais — il faut être absolument digne de Lui. Et pour devenir digne, il faut être accordé, ajusté au Seigneur. Autrement dit, il faut mourir à sa volonté propre, à cette sacrée foutue volonté propre. Malgré tous nos efforts pour nous en départir, elle résiste comme une moule sur son rocher.
Oui hélas, nous en faisons tous quotidiennement l’expérience, notre volonté propre résiste. Elle ne veut pas lâcher. Elle semble céder, puis revient dare-dare dès que — par inadvertance — on lui tourne le dos. Pire que du chewing-gum dans les cheveux ! Le seul moyen, c’est de raser le tout et nous n’y sommes pas forcément prêt ! Mais prêt à quoi ? Eh bien, à remettre notre volonté propre au Seigneur, sans rien dissimuler dans nos manches. Nous en sommes tous réduits à ce même écueil et cela dure depuis le péché d’Adam. Il faut mourir à soi-même et ce n’est pas une mince affaire ! Rassurez-vous car Jésus nous fournit la solution clé en main : « Prenez mon joug sur vous et apprenez de moi, car je suis doux et humble de cœur et vous trouverez le repos de vos âmes. Car mon joug est facile à porter et mon fardeau léger. »
« Trop facile, comme esquive », me répliquerez-vous ? Comment donc ? Croyez-vous vraiment Jésus capable de nous mener en bateau ? Jamais de la vie ! La preuve : il est même capable de dormir quand la tempête fait rage. Ce qui veut dire que c’est possible — mais pas forcément facile. Nous sommes comme les disciples complètement affolés sur la mer agitée de notre volonté propre. Il nous faudra combattre avec constance, endurance, persévérance et détermination, malgré toutes nos reculades. Et surtout, il faudra garder à l’esprit qu’il y a une logique à cette exigence de Dieu d’être le premier servi. Tout cela ne va pas de soi.
Quelle est donc cette logique ? C’est qu’il y a une hiérarchie dans l’amour. Et l’on a tendance à l’oublier, à tout mettre sur le même plan. Pourtant, elle a été édictée par Dieu dès le commencement, au livre du Deutéronome : selon ce principe premier, ce soubassement pour régler notre agir afin qu’il devienne droit et ajusté : « Écoute Israël, tu aimeras ton Dieu de toutes tes forces, de toute ton âme et de tout ton cœur » et « tu aimeras ton prochain comme toi-même ».
En effet, tout amour doit être subordonné à celui que nous devons à l’égard de Dieu : tant celui pour nos enfants que pour nos parents. Et pas question de faire « korban » — c’est-à-dire de faire l’offrande de tous ses biens au Seigneur, pour se faire bien voir de lui. C’est plutôt parce que l’on serait en bisbille avec ses parents que l’on choisirait ainsi. Non ça, ça ne marche pas ! Il y a un commandement, au livre de l’Exode, qui le rappelle : « Honore ton père et ta mère, afin d’avoir longue vie sur la terre que te donne le Seigneur ton Dieu. »
D’ailleurs, voilà ce que dit saint Augustin :
« Par l’amour que tu ressens pour tes parents, mesure celui que tu dois à l’Église et à Dieu. En effet, si tu dois tant de reconnaissance à ceux qui t’ont engendré pour mourir, qu’elle ne sera pas notre amour envers ceux qui nous ont engendrés pour l’éternité qui vient, pour l’éternité qui demeure. Il ne faut donc pas aimer ses parents plus que Dieu et c’est les aimer bien mal que de ne pas se soucier de les conduire à Dieu. »
C’est pourquoi, notre amour envers Dieu doit englober toute notre vie afin que ce soit à l’intérieur de cet amour même que nous ayons souci des autres. Alors cet amour deviendra total et complet, c’est-à-dire intègre. Dès lors pour être digne du Christ Jésus, il faut lui être ajusté, accordé. Il ne s’agit pas d’abord d’une dignité d’ordre moral, il s’agira plutôt de faire ce qu’il convient. Être digne, être accordé, cela peut se traduire par être juste et bon. Même quand on a à porter sa croix !
Mais comment y parvenir ? Il faut peu à peu entrer dans le mystère de la Croix du Seigneur ! Le plus simple, c’est d’accepter l’invitation à entrer dans le mystère de la Passion de notre Seigneur pour peu à peu devenir disciple de Jésus. Or, on ne peut le devenir sans suivre le Seigneur au travers des tourments qui jalonnent chacune de nos vies. Nos tourments deviendront alors plus doux à traverser. Mais c’est là que gît toute la difficulté : entrer dans cette folie de la Croix du Seigneur en portant chacun notre propre croix.
Il s’agit, par ailleurs, d’avoir un véritable sentiment de compassion en côtoyant la misère du prochain ; elle doit nous conduire — dans un regard spirituel — à y reconnaître le visage du Christ en agonie.
Avec tout cela, il nous faut également veiller sur la façon dont nous accueillons la visite de Dieu. Le Seigneur ne fait qu’un avec nous et avec son Église, d’où cette exigence de l’accueil des prophètes, des justes : ils font partie des petits, ils vivent dans l’humilité à l’ombre du Seigneur, ne l’oublions jamais.
Il faut apprendre à les accueillir dans un acte de foi. Écouter la parole qu’ils nous adressent. Pour cela, il convient de demeurer dans l’espérance de la récompense promise.
Puisons de quoi nous encourager chez un autre Père de l’Église, saint Jérôme. Voici ce qu’il dit à propos des plus démunis : typiquement un pauvre qui pourrait songer à être dispensé de toute forme d’hospitalité au vu de sa condition. Il rétorque :
« On pouvait lui alléguer cette excuse : ma pauvreté me défend de donner l’hospitalité ! Le Seigneur l’a détruite en nous proposant la chose qui soit la moins coûteuse au monde, c’est-à-dire de donner un verre d’eau froide. Et celui qui donnera à l’un de ces plus petits un verre d’eau froide, il dit un verre d’eau froide et non d’eau chaude, de peur que s’il s’agissait d’eau chaude, on ne prétextât encore sa pauvreté et l’impossibilité de se procurer du bois pour la faire chauffer. »
Bref, n’oublions pas de porter notre attention sur la récompense qui nous attend pour ces simples gestes. En effet, une fois le rideau de la mort traversé, nous goûterons à la tendresse maternelle de Dieu qui nous portait déjà dès ici-bas sur son sein et qui désormais nous offrira une vie bienheureuse en plénitude et pour l’éternité pour peu toutefois que nous devenions digne de Lui dans la monotonie du quotidien !

