

Dans notre vie chrétienne, les risques que nous courons sont à la hauteur de ce que nous vivons. Or nous vivons en compagnie de Dieu, dans la familiarité de Dieu, et cela nous est tellement habituel que nous risquons de ne plus y prendre garde. Et cela est vrai, tout particulièrement, pour le Saint-Sacrement. Ce que nous célébrons est vraiment inouï pour nous chrétiens, et réellement invraisemblable pour ceux qui ne sont pas chrétiens. Nous nous nourrissons du Corps et du Sang du Christ.
Au cœur de la foi juive et de la foi chrétienne, il y a la présence de Dieu. Le propre de la Révélation judéo-chrétienne, c’est que Dieu vit avec les hommes. Le nom de notre sauveur est Jésus-Emmanuel: Dieu sauve-Dieu avec nous. Et comment s’y prend-il pour être «Dieu avec nous»? Il aurait pu se suffire d’une union spirituelle, lui qui est esprit. Non, alors que l’homme s’était détourné de lui, il a voulu se faire homme pour redonner aux hommes ce qu’ils avaient perdu, la filiation divine, une participation à sa propre vie. Mais cela ne suffit pas encore. Après sa résurrection, il veut demeurer avec nous, au milieu de nous, et il choisit ce moyen inouï de l’Eucharistie. Inouï, par ce que c’est son Corps et son Sang qui nous sont donnés en nourriture. Comme nous le chantons avec les mots de saint Thomas d’Aquin: «O, chose admirable, il mange son Seigneur, le pauvre, le serviteur, le petit» (Panis angelicus).
Il n’est pas très surprenant que pareille vérité, qui est vérité de foi, ait suscité, chez les chrétiens eux-mêmes, bien des difficultés. Cela commence lors du discours de Jésus dont l’évangile d’aujourd’hui est tiré. À la fin de ce discours du pain de vie, nombre d’auditeurs s’en vont: «Cette parole est dure, qui peut l’écouter?» (Jn 6, 60). Et à de nombreuses reprises, au long de l’histoire de l’Église, certains contestent que ces espèces consacrées soient réellement, substantiellement, le Corps et le Sang du Christ. A dire vrai, il n’y a rien d’étonnant à ce qu’un tel mystère déroute, et qu’on cherche à le diminuer.
Essayons d’approcher de ce si grand mystère, sans le réduire. Qu’est-ce que Dieu veut nous faire comprendre en recourant à un moyen aussi étonnant? Il faut accepter d’entrer dans la pédagogie de Dieu, d’écouter son enseignement. Cela commence avec la manne dont la première lecture nous a parlé en rapportant les mots de Moïse. Et cette «nourriture inconnue» préfigure celle que Jésus révèle à la synagogue de Capharnaüm: «Celui qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle, et moi, je le ressusciterai au dernier jour» (Jn 6, 54). C’est sa vie que Dieu veut nous communiquer, et il n’y a pas de signe plus adéquat que celui de la nourriture pour le signifier, car on se nourrit pour vivre et l’on meurt si l’on ne se nourrit pas. La fin poursuivie par Dieu est inouïe: nous communiquer sa propre vie, et le moyen choisi pour y parvenir ne l’est pas moins: Dieu se fait nourriture.
Parmi les Pères de l’Église, saint Augustin est l’un de ceux qui a le plus éclairé ce mystère, pour en dévoiler la portée. Il fait remarquer que si, en général, lorsqu’on se nourrit, c’est le corps qui assimile l’aliment, dans l’Eucharistie c’est le contraire: c’est celui qui communie qui est assimilé à celui qu’il reçoit: le Christ. Nous sommes incorporés au Christ. Et Augustin met ces paroles dans la bouche du Christ: «Tu ne me changeras pas en toi, comme l’aliment de ta chair, mais c’est toi qui seras changé en moi». Voilà comment Dieu veut demeurer avec nous: en nous faisant demeurer en lui.
Mais il y a plus encore. Il y a les paroles de Paul entendues dans la deuxième lecture: «Puisqu’il y a un seul pain, la multitude que nous formons est un seul corps, car tous nous avons part à un seul pain» (1 Co 10,17). Cela signifie que ce que Dieu réalise ne concerne pas seulement chacun de nous pris séparément, cela nous concerne encore tous ensemble. En étant chacun et tous assimilés au Christ, nous ne formons, tous ensemble, qu’un seul corps, le Corps du Christ, celui que saint Augustin appelle le Christ total, tête et membres, autrement dit l’Église. Dans l’un de ces raccourcis fulgurants dont il a le secret, Augustin résume ce qui s’opère lors de la communion eucharistique: «Qu’avons-nous reçu? Le Corps du Christ. Que sommes-nous devenus? Le Corps du Christ». Et il s’exclame: «Félicitons-nous donc et rendons grâces de ce que nous sommes devenus, non seulement des chrétiens, mais le Christ lui-même… Soyez dans l’admiration et réjouissez-vous, nous sommes devenus le Christ».
Voilà le projet inouï de Dieu, qui éclaire le moyen invraisemblable auquel il recourt pour le réaliser, même si ce mystère va bien au-delà de ce que nous en pouvons concevoir. A nous aussi, comme à ceux qui l’entouraient il y a deux mille ans à la synagogue de Capharnaüm, Jésus dit: «Voulez-vous partir, vous aussi?» Et nous, comme Pierre et avec ses mots, nous répondons: «Seigneur, à qui irions-nous, tu as les paroles de la vie éternelle».

