

L’oracle d’Isaïe est d’une grande clarté: «de même que la pluie qui descend du ciel ne retourne pas au ciel sans avoir arrosé et fécondé la terre, de même ma Parole, dit le Seigneur, ne me revient pas sans avoir accompli ce que j’ai voulu et réalisé l’objet de sa mission». Voilà la certitude du prophète en la toute puissance divine qui donne à sa Parole une efficacité totale. La Lettre aux Hébreux (He 4, 12) témoigne d’une même assurance.
Et cependant, la parabole du semeur (Mt 13, 1-23) semble apporter un certain bémol à cette assurance, et même un bémol certain! La Parole de Dieu qui descend du ciel, la semence, est bien d’une exceptionnelle qualité, mais la moisson dépend aussi de la qualité du sol! Et là, il y a des résultats variables… A chacun d’en juger pour soi-même.
Devant une telle contradiction, on est tenté aujourd’hui de dire: «Oui, l’oracle d’Isaïe est un passage de l’Ancien Testament, témoin d’une théologie quelque peu frustre et naïve; le Nouveau Testament, la Parole du Christ, est plus réaliste: on voit bien que notre monde n’est pas totalement fécondé par la Parole de Dieu, que bien des graines se perdent et que même celles qui arrivent à lever rencontrent bien des difficultés et ont une « productivité » plus que variable…»
Or ce n’est pas du tout comme cela que les siècles chrétiens qui nous précèdent ont compris les choses, et il est très probable que la méditation des chrétiens ait été plus profonde que d’avoir recours à la «poésie» prétendue «naïve» de l’Ancien Testament. Ce que nos pères dans la foi ont compris est ceci: l’oracle d’Isaïe annonce la venue parfaite et définitive du Verbe de Dieu dans la chair – le mystère de l’Incarnation rédemptrice – et l’œuvre de la rédemption a été menée à bonne fin par le Christ. Il a tout accompli sur notre terre et est revenu au Père chargé des lauriers d’une victoire complète.
Soit, direz-vous, mais alors quel sens donner à la parabole du semeur? Il est clair que le monde ne reçoit pas totalement la Parole. C’est sur ce point que S. Paul donne une précision aux Romains: nous avons été sauvés en espérance. La rédemption a bel et bien été accomplie dans sa perfection par le Christ, mais cette perfection est la source de tout ce qui nous reste à accomplir en nous-mêmes. Le don de Dieu est total et parfait dans le Christ, mais ce don dessine pour nous une vocation à l’approprier, à le traduire dans chacune de nos vies: travail dans les douleurs de l’enfantement.
Ce salut en espérance qui causait à nos Pères dans la foi une si grande joie et nourrissait quotidiennement leur action de grâces, fait de nos jours difficulté aux chrétiens. Comment?, un Dieu si puissant ne nous aurait-il sauvé qu’à moitié, nous laissant achever une œuvre qui se révèle, à en juger par notre expérience personnelle quotidienne, si ardue? Il y a là une incompréhension moderne qu’il nous faut tenter d’éclaircir, car c’est un malentendu profond. Pour essayer de comprendre mieux les choses, partons d’un exemple assez clair: l’œuvre humanitaire.
Les organisations humanitaires qui travaillent à venir au secours des populations qui meurent de faim disent: c’est bien d’apporter des sacs de blé à des peuples qui crient famine, mais c’est mieux encore, entendez: plus efficace, de faire en sorte que ces populations retrouvent le moyen de se nourrir par elles-mêmes. Certes, dans un premier temps, il faut les nourrir, mais la finalité que nous devons poursuivre est de leur redonner la capacité de se nourrir elles-mêmes. L’argument de l’efficacité est vrai, mais il faut aller plus loin, et les organisations humanitaires le disent aussi: c’est plus digne pour l’homme secouru de retrouver la capacité de se nourrir que de rester un perpétuel assisté de l’aide internationale. Et c’est bien vrai: c’est la dignité de l’homme qui est la raison la plus profonde à retenir.
Eh bien, être sauvé en espérance, c’est cela! Dieu sauve les hommes, non en faisant d’eux de perpétuels assistés dépendant de lui, mais en leur redonnant la capacité de concourir efficacement à leur salut. Ce faisant, Dieu respecte au plus profond la dignité de l’homme qui n’est autre que sa propre image et ressemblance qu’il a mis en lui en le créant. De sorte que ceux qui s’offusquent de ne pas être sauvé «totalement» mais «seulement» en espérance se trompent, non seulement sur Dieu, mais plus encore sur la profondeur de la dignité humaine qui a Dieu pour auteur. Ils rabaissent la noblesse de l’homme en demandant pour lui un salut «tout fait» à la façon d’une organisation humanitaire qui se contenterait d’apporter du blé à ceux qui ont faim. Ils ne placent pas assez haut la dignité de l’homme; en fait ils rabaissent l’homme.
Oui, sans le don de Dieu parfaitement accompli par la Parole qui s’est incarnée, rien n’est possible. Mais ce don contient en lui une vocation pour l’homme à le recevoir et à lui faire porter du fruit, un fruit qui sera l’expression de la pleine dignité de fils de Dieu qu’il est.

