Il est parfois difficile à l’esprit indigent du croyant de comprendre dans l’instant le sens des interventions de Dieu dans l’Histoire: pourquoi Jeanne d’Arc au XVème siècle, pourquoi tel saint surgit-il à tel moment? Il faut souvent attendre un certain temps pour discerner l’œuvre que Dieu veut accomplir en recourant à telle âme choisie et privilégiée. Mais parfois, il arrive aussi que Dieu exprime lui-même son intention, pour aider les fidèles à vivre de ce qu’il leur montre. C’est ce qu’il fit avec sœur Marguerite-Marie à la Visitation de Paray-le-Monial lors de la première apparition dont elle fut gratifiée en juin 1675. Il lui dit: «Mon cœur est passionné d’amour pour les hommes, et pour toi en particulier». En manifestant la réalité de son cœur humain, le Christ vient rappeler aux hommes combien et comment il les aime.
Cet amour de son cœur, le Christ nous l’a révélé lui-même dans sa vie terrestre, en deux lieux différents. D’abord en parlant de son cœur, dans ce passage de l’Évangile: «Venez à moi, vous tous qui peinez et ployez sous le fardeau, et moi je vous donnerai le repos. Prenez sur vous mon joug, devenez mes disciples, car je suis doux et humble de cœur, et vous trouverez du repos pour vos âmes» (Mt 11, 28-30). Ensuite, en montrant son cœur, transpercé sur la Croix, et laissant jaillir les flots de l’eau vive de son amour, ainsi qu’il l’avait annoncé à la Samaritaine. Voilà jusqu’où va l’incarnation, voilà la vérité première qui fait l’objet de cette célébration solennelle: en Jésus, Dieu se fait proche de nous, il se fait l’un de nous, mais plus encore, comme le dit le Concile, il nous «a aimés avec un cœur d’homme» (GS 22). Un cœur d’homme, mais débordant sans cesse, à la fois signe et symbole de l’amour divin capable de soulager, de guérir et de rassasier tous les cœurs humains fatigués, blessés, affamés.
Vénérer le cœur du Christ, se mettre en sa présence, l’adorer, comme y invitait Pie XII (Haurietis aquas, 1956, DS 3922), c’est retourner à la source d’où l’amour divin nous est communiqué. Et comme les hommes risquent toujours d’oublier une si grande vérité, le Christ la rappelle, au gré des époques, en passant par telle ou telle de ses fidèles créatures, souvent des femmes, d’ailleurs, parce qu’elles sont les gardiennes privilégiées de l’amour. Au XIIIème siècle déjà, il manifeste son cœur à sainte Gertrude de Helfta et lui confie la mission de le faire connaître aux hommes, afin qu’il «réchauffe l’amour engourdi que porte à Dieu le monde vieillissant». Quatre siècles plus tard, montrant son cœur à Marguerite-Marie, il lui dit encore: «Voilà ce cœur qui a tant aimé les hommes qu’il n’a rien épargné jusqu’à s’épuiser et se consommer pour leur témoigner son amour; et pour toute reconnaissance, je ne reçois de la plupart que des ingratitudes». Réchauffer l’amour engourdi que le monde vieillissant porte à Dieu, l’urgence serait-elle moindre aujourd’hui qu’hier? Et le cœur du Christ connaîtrait-il moins d’ingratitude qu’hier? Et nous-mêmes, aurions-nous moins besoin de nous entendre redire par le Christ combien il nous aime?
À la vérité, au besoin du cœur des hommes d’être aimés correspond le besoin du cœur du Christ de communiquer son amour. Ne pouvoir aimer est une grande peine, mais ne pouvoir communiquer son amour en est une plus grande encore. C’est le sens du cri de soif que le Christ en croix lance juste avant de remettre l’esprit et que son côté ne soit transpercé. Ce n’est pas tant la soif d’être aimé qu’il exprime, que la soif de pouvoir communiquer aux hommes son amour, alors que ceux-ci viennent de le crucifier. A sainte Faustine Kowalska, Jésus disait en 1932: «Ma fille, parle aux prêtres de mon inconcevable miséricorde. Les flammes de ma miséricorde me brûlent, je veux les déverser sur les âmes, mais les âmes ne veulent pas croire en ma bonté».
Le Saint Père a choisi ce jour pour célébrer l’ouverture de l’année sacerdotale qu’il a décrétée, 150 ans après la mort du curé d’Ars. Ce choix met en lumière que le prêtre a d’abord pour office d’être ministre de l’amour miséricordieux de Dieu pour tous les hommes, de le leur faire connaître, de les aider à en vivre. C’est bien là le sens des sacrements qu’ils administrent, qui sont tous des moyens de communiquer l’amour qui jaillit du Cœur du Christ. En célébrant ce matin l’Eucharistie, en nous tournant vers le cœur humain, transpercé et glorifié, de Jésus-Christ, en recevant son corps et son sang en nourriture, nous venons nous abreuver à cette source si proche et l’entendre nous redire: «Mon cœur est passionné d’amour pour les hommes, et pour toi en particulier».