On ne saurait être surpris que quantité de peintres aient représenté le tableau dont nous venons d’entendre la description. Sa composition est parfaite, dans une harmonie qui ne pouvait échapper aux grands classiques. Deux scènes simultanées, relatives l’une à l’autre, donnent tout son mouvement au tableau. La première, la principale, est celle de Jésus avec cette pécheresse dont on ignore le nom. La seconde est celle de l’échange entre Jésus et son hôte, dont on sait qu’il s’appelle Simon, et qu’il est pharisien. En arrière-fond, pictural et sonore, des personnages anonymes, les invités au repas. Jésus, donc, avec d’un côté la pécheresse et de l’autre Simon. Deux rencontres de Jésus, deux regards portés sur Jésus, deux types de relation au Christ-Jésus.
Simon d’abord. C’est un pharisien, donc un homme religieux observant. C’est manifestement un notable. Il ne manque pas de profondeur, car il a invité Jésus à manger avec lui. Et pourtant, s’il a invité Jésus, il ne sait pas qui il est. Il croit le connaître – cet homme n’est pas un prophète, car sinon il saurait qui est cette femme – mais hélas il se trompe. Jésus est un prophète et Jésus, lui, sait bien qui est cette femme, et qui est son hôte. Simon fréquente Jésus, mais il ne le connaît pas, il ne peut le reconnaître en vérité.
De l’autre côté, la femme pécheresse. Une femme de mauvaise vie, tout le monde le sait, de ces personnes que l’on condamne sans les nommer. Et elle se comporte avec Jésus d’une façon inouïe, extravagante aux yeux du monde. Entre Jésus et elle, il y a déjà une histoire, qui nous est cachée, mais dont on sait qu’elle est une histoire d’amour et de pardon. Simon aurait bien voulu qu’on n’en dise rien, mais Jésus prend la parole et tout va basculer.
Jusqu’alors, Simon domine Jésus, par son jugement, la pécheresse est à ses pieds. Simon côtoie Jésus sans le connaître, la pécheresse sans nom est toute relative à lui, et parce qu’elle l’aime, elle le connaît. Ses gestes et son parfum sont le signe de son adoration. Deux façons de rencontrer Jésus: le fréquenter, ou l’adorer. Si cet évangile a valeur universelle, c’est que tout homme est concerné, tout chrétien, y compris les religieux. On peut être un bon chrétien, apparemment, et ne pas dépasser le stade de la fréquentation de Jésus. Pour le connaître, il faut aller plus loin, il faut le rejoindre dans l’adoration. La fréquentation ou l’adoration: là se joue notre vie chrétienne.
C’est Jésus qui dévoile lui-même, en l’enseignant à Simon par une parabole toute simple, la clé pour passer de la simple fréquentation à la connaissance véritable. Cette clé, c’est le pardon reçu de lui, Jésus. Le drame de Simon, qu’il ignore, ce n’est pas tant qu’il n’a pas reconnu qui est son invité, c’est qu’il croit n’avoir pas besoin d’être pardonné: c’est le cœur du reproche que Jésus adresse aux pharisiens dans les évangiles. C’est parce qu’il n’a pas été pardonné par Jésus que Simon ne peut le reconnaître pour ce qu’il est: le Messie, le Sauveur. Les paroles de Jésus sont claires et simples: si la pécheresse montre tant d’amour, c’est parce qu’elle a reçu de lui le pardon, mais «celui à qui on pardonne peu montre peu d’amour».
Pour rencontrer l’amour miséricordieux de Jésus, il faut qu’il nous ait fait miséricorde. Si nous voulons entrer dans une relation vraie avec le Christ, si nous désirons, non pas seulement le fréquenter mais le connaître et alors l’adorer, il nous faut recevoir de lui son pardon. Et il n’est pas nécessaire d’attendre d’être un grand pécheur public pour cela. Nous avons tous à recevoir le pardon de Jésus, ne serait-ce parce que nous sommes loin de faire tout le bien que nous pourrions faire, par égoïsme. Si la pécheresse pardonnée n’a pas de nom, c’est peut-être parce qu’elle est la figure de la créature sauvée par le Christ, et que chacun de nous peut lui offrir son nom.
Encore un mot. Notre tableau est celui d’un repas. Il y est question d’hôtes, d’invités, et de lavement des pieds. Cela annonce de façon voilée, mais explicite, la Cène du Seigneur. Nous aussi, ce matin, nous sommes invités à un repas, à faire mémoire de cette Cène. Mais, à ce repas, c’est Jésus qui invite, et c’est lui qui nous lave les pieds, et c’est lui encore qui se fait nourriture. Quel regard portons-nous sur lui? Cherchons-nous à le connaître vraiment? Allons-nous le fréquenter, ou l’adorer?