Pour un peu nous dirions, comme un enfant: «alors, c’est pour de vrai?» Jésus veut-il vraiment qu’on le prenne au mot lorsqu’il nous donne des prescriptions comme celle de tendre l’autre joue lorsqu’on nous frappe sur la joue droite? N’est-ce qu’une manière stimulante de parler, à ne pas entendre de manière littérale ou au contraire l’affirmation d’une opposition entre la morale du monde et la morale du Royaume? Ce débat académique, intéressant au demeurant, risque de rester insoluble et surtout de passer à côté d’une vérité banale: il ne s’agit pas d’un traité mais d’une prédication, donc d’une communication, d’une relation de quelqu’un – Jésus – parlant à quelqu’un – ses disciples. Il s’agit donc, assurément, de s’intéresser à ce qui est dit, mais aussi à celui qui parle et à ceux à qui il adresse sa parole.
Quant au message lui-même, la première question, et peut-être la seule d’ailleurs, qui se pose, est de cerner de quoi il entend nous parler. La réponse est manifeste: de perfection: «soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait», faisant écho à la parole du Lévitique: «soyez saints, car moi, le Seigneur votre Dieu, je suis saint». Jésus ne dit pas, comme au jeune homme riche, «si tu veux être parfait», fais ceci ou cela, mais il demande de l’être, et pas moins qu’à la manière de Dieu notre Père. Le mot que l’on traduit par «perfection» évoque une réalité portée à son accomplissement, conduite jusqu’à son terme, qui ne reste pas inachevée, au milieu du chemin. Qui est celui qui ne fait que la moitié de la route? Par une étrange arithmétique: celui qui ne fait que la moitié, c’est celui qui est double, celui dont le cœur est partagé ou en tout cas celui qui mesure son amour et son pardon. Toutes les conduites que préconise Jésus vont dans le sens d’un dépassement des limites: ne pas riposter au méchant, aimer ses ennemis? Ailleurs Jésus dira explicitement que le pardon ne doit connaître aucune borne a priori et doit s’exercer plus que 7 fois, chiffre de la perfection: 70 fois 7 fois. Ce message, de perfection et de sainteté, nous indique ainsi la manière d’aimer selon Dieu: sans limite, avec surabondance de générosité, de tout son cœur, de toute son âme et de tout son esprit (Dt 6, 4).
Si l’on regarde ensuite celui qui délivre cet enseignement, la structure du texte le fait apparaître clairement comme un nouveau Moïse. Au rappel de la loi donnée par le Seigneur au Sinaï – «Il vous a été dit» – vient à chaque fois, en contrepoint: «Eh bien, moi je vous dis». Il est donc celui qui peut faire connaître la volonté de Dieu par rapport à la vie de l’homme. Le Sermon sur la montagne joue ainsi le rôle, pour le temps messianique, du Décalogue pour l’ancienne alliance. Mais sur la montagne Jésus ne reçoit pas de nouvelles tables de la loi. C’est le lieu de sa prière filiale avec le Père, c’est le Thabor où il est désigné par le Père comme son Fils bien-aimé, c’est le Calvaire où il sollicitera du Père le pardon pour ses bourreaux et où il remettra entre les mains du Père son esprit. S’il peut nous faire connaître la vérité de l’amour, c’est parce qu’il est non seulement le Prophète et le Christ mais aussi le Fils.
Se dévoile alors que cet Évangile mystérieux est une parole du Fils à ses frères. A qui parle-t-il? A ses disciples, certes, mais aussi et ultimement à des fils de Dieu. Pourquoi doivent-ils aimer leurs ennemis et prier pour leurs persécuteurs? La réponse est sans ambiguïté: «afin de devenir fils de votre Père qui est aux cieux». C’est donc de ce point de vue là qu’il faut recevoir l’enseignement de Jésus. Veux-tu devenir fils de ton Père qui est aux cieux? Veux-tu dire en vérité: Père, que ta volonté soit faite? Veux-tu laisser l’Esprit crier en toi Abba, Père? Ce message de Jésus ne deviendra pas pour autant facile à vivre mais il n’apparaîtra pas comme une utopique excentricité ou comme une exagération littéraire. Il sera la voie étroite d’un cœur dilaté d’amour, d’un cœur de fils aimant, vivant de la gratitude de savoir que Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils et que celui-ci s’est «livré pour moi». L’enjeu est de vivre comme un fils de Dieu, bien plus: comme le Fils de Dieu. Mieux encore: dans le Fils de Dieu et finalement de laisser vivre en soi le Fils de Dieu, de lui prêter tout notre être pour qu’il s’offre en nous à son Père et à ses frères, pour que nous puissions dire comme l’Apôtre: «ce n’est plus moi qui vis, c’est le Christ qui vit en moi» (Ga 2, 20).