Homélie du 1 novembre 2012 - Fête de la Toussaint
fr. Édouard Divry

Si je demande à un fidèle quels passages bibliques seraient à préférer pour évoquer la Toussaint? Je suis sûr que beaucoup répondraient en pensant à un texte bien senti sur la mort, ou, avec la Bible, à une vision de l’Apocalypse qui décrit le Ciel, ou à un texte de saint Paul sur l’ascèse chrétienne, stimulant la sainteté, ou encore, à un évangile selon saint Jean à propos de l’Amour divin qui nous attire tous à Lui. La fête de Toussaint réunit de fait un peu tout cela, mais, avec grande sagesse, l’Église a choisi comme évangile la charte des chrétiens, le début du Sermon sur la Montagne dans l’évangile de saint Matthieu.

Ce discours de Jésus débute par un appel insistant, une invitation au bonheur:Heureux, Bienheureux, ou en marche vers le bonheur déclare Jésus par neuf fois. Car Dieu veut réellement notre bonheur au cas où nous l’aurions oublié! Notre Dieu est plus un Dieu de bonheur que de vengeance. Cette vraie félicité proposée se trouve dans la communion avec lui. Et deux fois, il déclare que ce but n’est pas seulement de l’ordre d’un futur envisageable, mais qu’il peut déjà être trouvé, atteint, au présent: Heureux les cœurs de pauvres car le Royaume est à eux et Heureux ceux qui ont été persécutés pour la justice car le Royaume de Dieu est à eux. Certes, l’évangile ressortit toujours à un langage paradoxal qui invite au détachement, parfois à l’insécurité, au drame de préférer Dieu et l’obéissance à Dieu plus que tout le reste même si ce dont nous jouissons puisse être bon en soi: comme l’avoir, le savoir, le pouvoir.

Pendant longtemps, afin que l’homme s’éloigne des ornières récurrentes de son péché, de ses attachements désordonnés à ce qui est bel et bon ici-bas, Dieu lui a proposé des dynamismes de sortie, l’exode libérateur, adjoint à un système de rétribution pour favoriser sa libération: si tu fais cela, tu seras récompensé. Choisis la vie et le bonheur, et non le mal et le malheur! Suis donc la Loi et tu seras parmi les Justes! Malencontreusement l’homme, oubliant la joie présente de l’union amoureuse à Dieu, dans l’Esprit de Celui qui a promulgué la Loi, a ravalé la perspective du bonheur à l’au-delà. Le croyant s’est alors attaché à sa propre action permanente, concrète, mais au seul profit de l’homme qui se construit par ses propres œuvres de justice. Jésus va renverser cette perspective sans nier la valeur pédagogique de la Loi, car ce qui est premier c’est bien la fin annoncée: le bonheur de voir Dieu sans autre Loi que le détachement. Bienheureux ceux qui sont purifiés dans leur cœur car ils verront Dieu.

Certains ont cru qu’avec l’avènement du christianisme, l’homme grec aurait supplanté l’homme sémite en passant de l’écoute à la vue. Au Shema Israël on aurait substitué l’espérance de la vision béatifique. Il n’en est rien, déjà le Premier Testament avait montré la grandeur du ‘voir’ humain qui peut contempler Dieu au sommet du Sinaï: Dieu ne porta pas la main sur les notables des Israélites, est-il écrit dans l’Exode (24), ils contemplèrent Dieu puis ils mangèrent et burent. Cette expérience magnifique avait cependant été trop ponctuelle, et surtout trop forte, au point d’apparaître pendant des siècles inaccessible à beaucoup.

Mais désormais, en Jésus tout redevient possible car Il est Celui qui est décrit dans les Béatitudes, celui qui de pauvre s’est fait riche pour nous les hommes et pour notre salut. Il peut proclamer la béatitude des pauvres sans excessive mais vraie commisération. De plus, Jésus est l’humble par excellence, celui qui conduit à sa personne apaisante, car il soulage ceux même sur qui pèse le poids du fardeau. Il lui faut proclamer la béatitude des doux car lui-même fut le doux Agneau de Dieu qui enlève le péché du monde. Il juge aussi l’humanité avec un regard de miséricorde car du haut de la Croix il a proclamé: Père pardonne-leur car ils ne savent pas ce qu’ils font. Il proclame donc en vue de la croix: Bienheureux les miséricordieux, car il leur sera fait miséricorde. Détaché de tout ce qui le surcharge ici-bas, le Christ peut s’élancer vers Dieu son Père et lui dire Abba, car de Lui se propage la langue de l’espérance. Et sa propre bouche déclare ce qui fait le cœur des béatitudes: Bienheureux les cœurs purs car ils verront Dieu. Sur Jérusalem malmenée, sur Lazare mort et qui sent déjà, Jésus a su ne pas retenir ses larmes, et en proclamant Bienheureux ceux qui ont pleuré: il ne ment pas car la consolation de l’Esprit lui appartient et il la donne à qui il veut. Il a manifesté son exigence de Justice auprès des riches et des puissants lui qui a entraîné en premier sa Mère en chemin à le proclamer, et même à nous le faire chanter en remerciant notre Père: Il disperse les Puissants de leur trônes, […] renvoie les riches les mains vides. Jésus peut promettre, sans risquer la critique, sans nous faire penser qu’il veut provoquer l’attente dilatoire de la justice divine: Bienheureux ceux qui ont faim et soif de justice car ils seront rassasiés. Il apportera la paix de la Résurrection non comme le monde la donne, mais comme lui seul la donne en se faisant notre paix. Il est reconnu Fils de Dieu sur la Croix lui qui apporte la paix de sa Passion offerte de sorte qu’il a enseigné à juste titre: Heureux les artisans de paix, car ils seront appelés fils de Dieu.

C’est en définitive Lui le centre des Béatitudes – car Il est le secret de l’histoire, la clé de nos destins (Paul VI) – et les béatitudes pourraient n’être qu’une sagesse à caractère interreligieux si l’achèvement de celles-ci n’était pas profondément christocentrique: Heureux êtes-vous quand on vous insultera, qu’on vous persécutera, et qu’on dira faussement contre vous toute sorte d’infamie à cause de moi, Jésus! Cette joie parfaite le Christ l’a fait découvrir au terme de ce qui ne serait qu’une énumération, celle des huit premières béatitudes, s’il ne s’agissait de sa propre vie comme modèle. Dans son sillage, les chrétiens voient bien des témoins, les saints fêtés aujourd’hui, et découvrent, entre autres, la joie parfaite enseignée par saint François d’Assise, le doux témoin du Christ. Un fils de saint Dominique l’a bien des fois vécue lui qui sait que la vérité passe toujours pour une injure à ceux qui n’en ont pas la passion.

Un jour on demanda à un célèbre rabbin, le Bal Shem Tov: Que signifie ce proverbe des gens: la vérité traverse tout le Monde? Il répondit: Cela veut dire que, chassée de lieu en lieu, la vérité doit toujours aller plus loin. La vérité est toujours en exil.

Saisis par la Vérité des Béatitudes, laissons-nous, et particulièrement en ce jour de Toussaint, lier toujours plus à Jésus, notre vraie patrie, et à son destin, Lui qui demeure quoi qu’il arrive le Chemin, la Vérité et la Vie afin qu’un jour nous rejoignions la Cité de l’espérance, le monde des bienheureux qui nous entourent déjà, et qui nous attendent avec bienveillance et même dans l’impatience que tout puisse enfin être achevé.