Homélie du 20 octobre 2013 - 29e DO
fr. Serge-Thomas Bonino

Une colline, un homme qui étend les bras. Ça vous dit quelque chose? Moïse, bien sûr. Moïse qui, depuis le sommet de la colline, prie pour le salut du peuple alors que, dans la plaine, Josué mène un rude combat contre Amaleq. Amaleq, cet adversaire redoutable qui veut barrer à Israël la route de la Terre promise, le chemin de la vie. Amaleq, derrière lequel se dissimule un Adversaire plus redoutable encore, l’Adversaire par excellence, Satan, qui s’acharne à détourner les hommes des chemins de Dieu. Fort heureusement, ce combat n’est pas d’abord celui d’Israël: c’est le combat du Seigneur. «C’est le Seigneur votre Dieu qui combat pour vous», assure Moïse (Dt 3, 22), et c’est pourquoi la victoire est d’ores et déjà certaine. Du moins tant qu’Israël reste en communion avec «le Puissant de Jacob» (Is 49, 26), avec Celui qui est sa vraie force. Voilà pourquoi Moïse, malgré toute sa fatigue, ne baisse pas mes bras et, comme la veuve de l’Évangile, «prie sans cesse sans jamais se décourager» (Lc 18, 1). Et Amaleq a cédé.

Pourtant, frères et sœurs, la colline, la vraie colline, d’où monte la prière qui a brisé, définitivement, la puissance de l’Adversaire et ouvert pour nous un sûr chemin vers le Père, c’est le Golgotha. Et le vrai Moïse, c’est Jésus. Jésus en croix. Jésus dont les bras n’ont pas fléchi tant ils étaient solidement fixés au bois. Jésus qui aux jours de sa chair, en notre nom à tous, a présenté «avec une violente clameur et des larmes, des implorations et des supplications à celui qui pouvait le sauver de la mort» (He 5, 7). Jésus qui a demandé justice et qui, dans le secret de la nuit pascale, a été exaucé, au-delà de toute espérance.

Mais une fois glorifié, Jésus n’a pas pour autant arrêté de prier puisque son peuple, son Église, continue à marcher et à combattre dans la plaine. Au Ciel, Jésus est «toujours vivant pour intercéder en notre faveur» (He 7, 25). Saint Étienne en a fait l’expérience lorsque, pressé de toutes parts par ses ennemis, il a vu les cieux ouverts et «Jésus debout à la droite de Dieu» (Ac 7, 55). Non pas assis, mais debout. Tel l’avocat, le défenseur, qui intercède et plaide la cause de son client. Et c’est cette prière non-stop de Jésus qui tient l’Église debout. C’est elle qui enveloppe chacune de nos vies et les garde dans la fidélité: «Pierre, j’ai prié pour toi afin que ta foi ne défaille pas» (Lc 22, 32).

Jésus prie donc pour nous et cette prière est toujours exaucée. «Père, dit-il avant de rendre la vie à Lazare, je sais que tu m’écoutes toujours» (Jn 11, 42). Voilà pourquoi notre propre prière sera efficace si et seulement si elle s’insère et se coule dans la grande prière de Jésus. Si et seulement si nous prions, comme il le demande, «en son Nom», c’est-à-dire conformément à sa volonté à lui. «Tout ce que vous demanderez à mon Père en mon Nom, dit Jésus, il vous l’accordera» (Jn 15, 16; 16, 23.26).

Que faut-il donc demander au nom de Jésus dans la prière? L’Évangile de ce dimanche est très clair: il faut, comme la veuve, demander justice. C’est ainsi, d’après l’Apocalypse, que prie l’Église du Ciel. «Sous l’autel, dit saint Jean, je vis les âmes de ceux qui furent mis à mort pour la Parole de Dieu» – c’est dire tous ceux, les martyrs en particulier, qui ont été associés au sacrifice de Jésus, symbolisé par l’autel. «Ils criaient d’une voix puissante: Jusques à quand, Maître saint et vrai, tarderas-tu à faire justice?’» (Ap 6, 9-10).

A cette prière de l’Église du Ciel fait écho sur terre la prière des «élus» de Dieu qui, déclare Jésus, «crient vers lui jour et nuit, tandis qu’il patiente à leur sujet! Je vous dis qu’il leur fera prompte justice» (Lc 18, 7-8). Au ciel et sur terre l’unique objet de la prière est donc la justice. A Dieu, il faut demander justice. Comprenons bien. Il ne s’agit pas de crier vengeance – Jésus lui-même sur la Croix a prié non pour la destruction mais pour la conversion de ses bourreaux (Lc 23, 34). Non, demander justice, c’est demander à Dieu d’être fidèle à ses promesses – car c’est d’abord cela la justice de Dieu dans la Bible. Il faut le supplier, au nom de cette fidélité à lui-même, d’établir enfin parmi les hommes – et de façon pleine et définitive! – son règne de justice et de paix, cet état où chacun est à sa juste place. Oui, «que ton Règne vienne» (Mt 6, 10). Voilà jusqu’au dernier jour l’inlassable prière de l’Église, au ciel et sur la terre. Voilà la prière qui contient toutes les prières. La prière que Dieu exauce toujours. «Heureux les affamés et assoiffés de la justice, car ils seront rassasiés» (Mt 5, 6).

Ce qui nous amène à un petit examen de conscience. Est-ce que je prie pour la venue du Règne de Dieu, c’est-à-dire la pleine réalisation du projet de Dieu sur le monde? Ou bien est-ce que ma prière a plutôt pour objet de faire aboutir mes projets à moi? Ou, pour le dire autrement, Dieu est-il pour moi le bon génie de la lampe d’Aladin – je frotte et, abracadabra, le voilà tout prêt à exaucer mes moindres souhaits, voire mes caprices -, ou bien est-il le Dieu vivant, Seigneur et Maître de ma vie? Est-ce que je recours à Dieu lorsque j’ai besoin d’un coup de pouce pour la réussite de mes affaires personnelles ou bien est-ce que j’ai compris que Dieu est Dieu et que c’est à moi d’entrer dans son Projet à lui, et non à Lui de se plier à mes petites combines? La prière devrait précisément être le moment et le lieu où j’apprends à élargir mon regard pour voir les choses du point de vue de Dieu. Le moment et le lieu où j’apprends à dilater mon cœur pour entrer dans les intentions de Dieu et me mettre à sa disposition. «Seigneur que veux-tu que je fasses» (Ac 22, 10), et non pas: «Seigneur, voilà ce que je voudrais que tu fasses».

L’exercice – je vous l’accorde – n’est pas simple, et il est vrai que, souvent, comme dit saint Paul, «nous ne savons que demander pour prier comme il faut» (Ro 8, 26). Notre vue est courte et nos demandes souvent à côté de la plaque. Certes, comme dit encore saint Paul, «nous avons la pensée du Christ» (1 Co 2, 16), c’est-à-dire que nous connaissons grosso modo les projets généraux de Dieu, mais dans le concret nous sommes souvent perplexes, hésitants, désemparés. Que dois-je vouloir, que dois-je demander pour faire la volonté de Dieu dans la situation présente? Au cœur de cette maladie? Confronté à ce conflit familial qui dure? A la veille de cette grave décision? Alors l’Esprit saint, l’Esprit de Jésus, «vient au secours de notre faiblesse». Il «intercède lui-même pour nous en des gémissements ineffables» (Ro 28, 26). Entendons-nous. Saint Paul ne milite pas pour la transformation de nos églises en zoo bruissant de grognements, mugissements, barrissements et soupirs divers. Non, il veut dire que l’Esprit saint, parce qu’il est Dieu, met en nos cœurs les propres désirs de Dieu. Or ce sont désirs si larges et si profonds que nous sommes incapables de nous les formuler de manière claire et distincte. Ils bouillonnent en nous sans trouver leur expression. Mais Dieu «qui sonde les cœurs sait quel est le désir de l’Esprit et que son intercession pour les saints correspond aux vues de Dieu» (Ro 8, 27).

Ainsi conduits par l’Esprit saint, nous entrons dans la grande prière, toujours exaucée, qui, jour et nuit, monte du Cœur de Jésus vers le Père. Nous faisons nôtre la voix de l’Église qui s’exprime dans la collecte de ce dimanche: «Dieu éternel et tout puissant, fais nous toujours vouloir ce que tu veux». Tout est là. Amen.