La formule a été tellement ressassée qu’elle en est devenue proverbiale. Et c’est bien regrettable. De cette parabole, en effet, nos cœurs inquiets ne retiennent souvent que la chute, qui tombe comme un couperet: «peu d’élus». Combien? 10%? 5%? 1%? Un pourcentage, voilà ce qui nous préoccupe.
Quel dommage que l’arbre ait fini par cacher la forêt. L’arbre? Le tronc rabougri de cette interrogation sur le petit nombre des élus. La forêt? Ce foisonnement de personnes que Dieu a appelées à sa table, et qu’on passe vite par pertes et profits, malgré le fait qu’en définitive, la salle des noces est bel et bien remplie de convives et que sur cette multitude, une seule est exclue.
Puisque nous avons des dispositions de comptables dans nos relations avec Dieu, faisons rapidement un petit calcul. «Beaucoup d’appelés, peu d’élus»: 2 verbes, «appeler» et «élire». Le verbe grec «appeler», la parabole du festin de noces le fait ressortir d’une manière frappante. Pas moins de 5 fois! Le verbe «élire», on ne le trouve qu’une fois, précisément ici, dans cette finale un peu raide: «peu sont élus».
La difficulté, c’est que le verbe «appeler» est souvent traduit par «inviter» pour supprimer les répétitions. Du coup, en français, on est moins attentif à l’appel de Dieu, à l’insistance avec laquelle il appelle les hommes, inlassablement.
En somme, l’ensemble du passage ne met pas tant l’accent sur le petit nombre des élus que sur le très grand nombre des appelés, c’est-à-dire sur l’immense générosité de celui qui appelle.
Et c’est bien l’éclairage que vient de nous donner le prophète Isaïe. Ce festin de roi que Dieu prépare, pour qui le prépare-t-il? Pour le petit nombre des élus? Réponse: «pour tous les peuples». Cette consolation qu’il va apporter aux hommes en «détruisant la mort pour toujours», à qui est-elle destinée? A de rares têtes auréolées? Réponse: à «toutes les nations». Ces larmes qu’il promet d’essuyer, sur quels visages coulent-elles? Sur les joues de quelques saints de plâtre? Réponse: «sur tous les visages».
Voilà un rappel vigoureux de ce que l’Église a nommé, au Concile, «le dessein universel de salut» (LG I, 2). Comme le disait déjà saint Paul;: «Dieu veut que tous les hommes soient sauvés;» (1 Tm 2, 4) «les mauvais comme les bons», précise ici Jésus. Vous pouvez donc en être sûrs: Dieu veut votre salut, le vôtre, celui de vos parents, de vos enfants, de vos voisins, de vos amis, de vos ennemis aussi! Bref, il veut le salut de tous. Ce n’est pas un jaillissement béat d’optimisme post-conciliaire refoulé par des décennies de rigorisme. C’est la foi de l’Église: il y a de la place pour chacun dans le cœur de Dieu.
Mais y a-t-il de la place pour Dieu dans le cœur de chacun? C’est là que le problème se corse. Et c’est là que cette parabole a quelque chose d’autre à nous apprendre. Si des hommes sont exclus du banquet nuptial, la faute à qui? Pas à celui qui appelle, mais à ceux qui répondent. Deux cas de figure se présentent.
Les premiers appelés se sont exclus eux-mêmes de la fête en préférant leur petite vie routinière à l’appel du roi… Indifférence: égoïsme banal du quotidien.
Quant au personnage exclu de la salle, à la fin de la parabole, il a répondu à l’invitation, certes, mais sans l’accueillir vraiment dans toute sa portée. On l’invite à des noces princières, et il arrive en péquin! En soi, ce n’est pas irréparable. Le roi est généreux, on l’a dit; sa garde-robe doit être bien fournie. Pour preuve, sa bonté l’avait déjà conduit à vêtir la nudité d’Adam et Ève au Paradis. Le Fils du roi aussi est généreux: après avoir délivré le possédé gérasénien (Luc 8), il lui donne un vêtement pour couvrir son corps rongé par les forces du Mal. Si donc ce convive mal vêtu reconnaissait l’incongruité de sa tenue, il serait sûrement sauvé! Mais non, il s’enferme dans son mutisme; il se mure. Les murs qui le séparent de Dieu, à présent, ce ne sont pas d’abord ceux du palais; ce sont ceux que son refus d’entrer en relation avec Dieu a construits.
Moralité: l’appel de Dieu n’exclut personne, pas même les méchants; c’est de la libre réponse de chacun à cet appel que dépend notre entrée dans la salle des noces.
Cette méditation nous invite à porter sur Dieu et sur nos actes un autre regard.
Ne projetons pas sur Dieu nos mesquineries. Arrêtons de nous tailler un Dieu à notre image. Il est bon, lui, et son appel s’étend à tous les hommes. Tâchons donc de voir en eux, spécialement en ceux que nous n’aimons pas spontanément, des personnes aimées, que Dieu appelle à la Vie éternelle.
Mais ne nous abusons pas, non plus, sur la portée de nos actes: la réponse qui ouvre les portes du Ciel, le Oui amoureux à la Vie nuptiale avec Dieu, c’est maintenant que nous le formons en nous; la robe nuptiale des baptisés, c’est maintenant que nous l’ajustons ou que nous la déboutonnons; la participation au festin de Noces, c’est maintenant que nous l’anticipons.
Que cette Eucharistie soit donc pour nous l’occasion de faire un nouveau pas vers Jésus et de renouveler notre adhésion à son plan de salut.