Avez-vous déjà vu, frères et sœurs, ces peintures d’Arcimboldo où l’artiste s’est employé à composer des portraits, mais les touches de peinture dont l’assemblage représente une figure, ce sont des fruits, une poire pour un nez, une banane pour un sourire. dans une veine semblable, le Cantique des Cantiques nous livre le portrait du bien-aimé, qui n’est autre que Dieu lui-même, en faisant la description du Temple de Jérusalem: les parterres embaumés, c’est sa barbe parfumée Ses joues sont comme un parterre embaumé, produisant des aromates Ct 5,13; les colonnes d’albâtre, ce sont ses jambes longues et fuselées (Ct 5,15): la toiture dorée, c’est le diadème dont il ceint son front Ct5,11; etc. Ainsi, ce n’est pas Jésus qui, le premier, a eu l’idée de comparer Dieu, en l’occurrence lui-même, et le Temple. Car le Temple, c’est Dieu en quelque façon. Le lieu qu’il occupe est arraché au profane, il ne fait plus partie du monde, ce n’est pas le temple qui est relatif au monde, c’est le monde qui est relatif au Temple, il constitue l’écrin dans lequel Dieu l’a serti. Dans le temple, le grand-prêtre peut prononcer une fois par an le nom propre de Dieu, le tétragramme de nos Bibles. Le temple descend d’en-haut, d’auprès de Dieu, et Moïse dresse son plan à partir de l’exemplaire qu’il en a vu dans le Ciel. C’est là que les péchés sont remis, et donc que l’homme peut être admis en présence du Seigneur. D’une certaine façon, pas de religion d’Israël sans Temple, car il est comme le sas qui permet d’en réaliser toutes les promesses; les bénédictions descendent par lui, les prières montent par lui aussi. Sans Temple, le judaïsme est une magnifique doctrine, une culture, une histoire, mais il ne peut plus réaliser les promesses dont ses Écritures sont pétries.
Avec l’avènement de Jésus-Christ, le Temple va enfin livrer toutes ses promesses. C’est pourquoi Jésus assume sans ambages d’être le Temple nouveau. En lui, Dieu descend et l’homme monte vers Dieu. Et en lui tous les hommes, comme autant de pierres vivantes constituent l’édifice de son corps. Quand les Pharisiens disent «il a fallu 46 ans pour construire ce Temple», ce chiffre ne correspond à aucune réalité connue. C’est un chiffre symbolique;: 46, c’est la valeur numérique du nom d’Adam à une époque où on notait les chiffres avec les lettres de l’alphabet; 46 ans pour bâtir ce Temple, c’est-à-dire l’ensemble des hommes morts depuis Adam; c’est la fameuse vallée d’ossements qui vont ressusciter dans la prophétie d’Ézéchiel. Ce Temple détruit, c’est toute l’humanité depuis Adam, et relevée dans le Christ. Mais en plus, Jésus est le rocher dont on extrait les pierres vivantes qui s’élèvent en un édifice spirituel; il est aussi «la pierre que les bâtisseurs avaient rejetée, et qui est devenue la tête d’angle» (Ps 118, 22); il est donc «pierre» du fondement jusqu’au faîtage; il est encore la source purifiante qui en jaillit, lui qui a fait sourdre un fleuve intarissable de son côté ouvert; il est encore la fumée qui remplit le sanctuaire, lui qui s’est offert en sacrifice d’agréable odeur, dont le sang a crié plus fort que celui d’Abel; il est enfin la nuée dont Dieu s’est voilée en son corps pour venir à la rencontre des hommes.
_ Le Christ est celui en qui toutes les réalités qui composent le Temple atteignent leur poids d’éternité; c’est en lui que les choses matérielles se transmuent en réalités spirituelles: la fumée devient prière, les pierres deviennent un corps, les colonnes soutiennent tout l’édifice, c’est-à-dire que les plus forts doivent aider les plus faibles à demeurer dans la maison; l’orgue semble emplir tout l’univers du son de sa voix… la porte devient le sas d’entrée dans le royaume des cieux. L’autel est le Golgotha, montagne du sacrifice et celle des Béatitudes. Combien notre piété, frères et sœurs, est redevable aux églises vénérables que nous avons fréquentées! Combien les lieux dans lesquels la piété de nos pères s’est incarnée ont peuplé notre imaginaire des figures qui nous rendent la foi palpable!
Le Christ ne se compare pas au Temple, il s’identifie à lui et il renverse ainsi l’ordre de la ressemblance; c’est bien plutôt le Temple de pierre qui l’imite imparfaitement que l’inverse! N’est-ce pas en le voyant lui dans le ciel que Moïse a dressé les plans de la Tente du Rendez-vous? En s’identifiant au Temple, le Christ dirige notre regard vers la Jérusalem céleste, qui est tout entier temple de sorte qu’il n’y a pas de Temple en ses murailles. Mais ne sommes-nous pas condamnés à l’admirer de loin? Dans les visions fulgurantes mais passagères de la foi? Comment allons-nous, frères et sœurs, passer du côté du ciel où se trouve notre véritable patrie? La lecture d’Ézéchiel nous livre peut-être un élément de réponse.
_ Ézéchiel voyait un fleuve jaillir du côté du temple, descendre vers la Mer Morte et y porter la vie. Et bien, frères et sœurs, tout est vrai dans cette vision prophétique. Le Temple de Jérusalem est en effet construit sur le bord d’une vallée, le Cédron, qui descend sur 40 km et débouche sur la Mer Morte; pendant l’octave de Pâques, au moment précis où l’on chante dans la liturgie «j’ai vu jaillir du seuil du Temple une source d’eau vive, où passe son torrent, la vie renaîtra, et tous ceux qui étaient plongés dans ses flots étaient sauvés de la mort et du péché», lors d’un voyage en Terre Sainte, j’ai voulu parcourir cet itinéraire. Mais mon excursion n’a eu d’abord pour cadre que la sécheresse absolue d’un désert de cailloux; puis la vallée accueille en son creux un fleuve, oui, mais un égout; il est si sale d’ailleurs que, lorsque le vent souffle dans un certain sens, il provoque l’émulsion des détergents charriés par l’égout (…) Cet égout débouche enfin sur quelque chose de plus âpre encore que la sécheresse, une mer soufrée où le sel s’agrège en énormes grumeaux parce que l’eau saturée ne peut plus le dissoudre. D’un seul coup, dans cette promenade décevante, tout ce paysage m’est apparu comme une parabole(…)
Le sel, c’est la stérilité de nos efforts sans la grâce de Dieu. Sans Jésus, la vie n’est pas seulement fade, elle est amère ! le sel a la propriété de creuser les plaies ; et nous, nous multiplions les divertissements , sans savoir que le prurit du plaisir creuse le vide qui nous dévore intérieurement ; mais tout ce dont nous sommes capables, c’est de faire courir dans cette vallée bénie un ruisseau maigre et nauséabond, l’égout malodorant de nos péchés. La mousse enfin, la tentation la plus insidieuse peut-être, celle qui s’immisce partout : celle de de croire que l’on pourrait se purifier tout seul, l’illusion de confondre pureté et propreté. La propreté n’affecte que superficiellement, à tel point que l’on a remplacé le nom de «femme de ménage» par «technicienne de surface», tandis que la pureté dit l’unification du désir autour d’un seul bien. Peut-être tout le drame des hommes est-il d’avoir confondu le «liquide vaisselle» avec l’eau lustrale; d’avoir fait migrer sur une surface périssable l’espérance de la pureté intérieure. Comme Lady Macbeth après avoir assassiné le roi Duncan tente sans succès d’effacer elle-même les traces de sang. De même, dans la dédicace d’une église on procède à une aspersion d’eau bénite sur les murs dehors, mais ensuite on en fait une au-dedans «l’aspersion intérieure signifie que la purification extérieure ne sert de rien si la charité n’habite pas dans le cœur».
Nous qui sommes ici rassemblés dans cette église consacrée, nous ne sommes plus du monde, nous l’avons quitté sans retour et notre vie est maintenant cachée en Dieu avec le Christ; par le vertu de son sang, il nous a admis dans le sanctuaire céleste, non fait de main d’homme, dont nous sommes les pierres vivantes. Ayons foi dans les sacrements qui coulent du flanc du Christ pour pénétrer toujours plus profondément dans le lieu du mystère.